A New York, le Bronx Documentary Center devient petit à petit le théâtre de nombreuses expositions innovantes, mêlant la photographie à de multiples matériaux et approches diverses. Invasion : Diaries and Memories of War in Iraq, qui s’y tient jusqu’au 19 avril 2013, continue sur cette lancée et embarque le spectateur dans l’intimité de trois personnes ayant vécu de près l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. On y découvre les pages du journal intime du Lieutenant des Marines Timothy McLaughlin, scannées et affichées en format large, les récits publiés mais aussi personnels de Peter Maass, reporter pour le New York Times et le Wall Street Journal (entre autres), et les images et écrits du photographe Gary Knight, fondateur de l’agence VII. On y trouvera également d’autres artéfacts, comme un drapeau américain appartenant au soldat et brandi lors de la prise de Baghdâd et une fascinante série de photographies personnelles – représentant des moments de répit, des scènes de joies, la population locale dans son quotidien, des images de camarades militaires ou journalistes posant pour l’occasion – dispersée sur un panneau à l’entrée du lieu. Une sorte de collection multidimensionnelle composée de textes, visuels, mais aussi de son et vidéo. Ces témoignages relatent des faits, comme la bataille pour un pont, mais expriment également leurs impressions, font intervenir des dialogues ou les propos d’autres protagonistes. En faisant intervenir la subjectivité et l’émotion, ils brisent surtout les codes de publication associés au journalisme traditionnel et à ce type d’évènement, tout en restant proche d’une réalité certaine.
Car l’attrait d’une telle exposition réside bien dans sa capacité à alimenter par la différence notre vision sur la guerre, ici celle d’Irak. Il est commun d’admettre que la couverture de conflits par les publications de presse tourne au spectacle ; celui de la bataille, du sang, de l’horreur et de la mort. Non pas que ce point de vue, notamment en photographie, est devenu futile mais qu’il mériterait probablement une dose de pondération. L’Anglais Gary Knight, qui a couvert la majorité des conflits du monde durant les vingt cinq dernières années y va de son propos : « Je n’aime pas transformer le monde en une série d’événements spectaculaires. Il y a quelque chose de fondamentalement malhonnête, d’illégitime et d’inutile dans les images qui se tournent vers le spectaculaire. Je pense que les événements de guerre ont assez d’impact par eux-mêmes. Je ne veux pas utiliser la photographie pour transformer la réalité. »
Au Bronx Documentary Center, on ne verra pratiquement pas d’images sensationnelles. Le spectacle laisse place à une narration en subtilité. Etrangement d’ailleurs, en s’éloignant du format classique des magazines – textes et images associées côte à côte –, le spectateur est poussé à interagir et surtout imaginer. Les textes n’ont plus besoin d’illustrations visuelles pour informer, interpeller ou émouvoir. Les photographies, elles, n’ont pas forcément besoin d’informations complémentaires pour leur bonne compréhension. La guerre parle d’elle même. La réalité admise comme telle lorsqu’elle est diffusée dans les journaux – notamment à travers des images qui, dans la forme, ont tendance à toutes se ressembler – laisse place à une autre, plus brute, peut-être moins vérifiée ou vérifiable, mais tout aussi authentique. A travers ces témoignages et récits d’expériences, la lumière est aussi faite sur les outils du journaliste ou photographe, donnant ainsi au spectateur une idée des clés de ces métiers.
Dix ans après le début de la guerre en Irak, cette exposition questionne également inconsciemment sa couverture par les médias. Gary Knight émet quelques réserves : « Après avoir couvert l’Irak, j’étais frustré de travailler sur des missions pour les grands médias. Je trouvais que le gros de ce que je faisais ne servait qu’à confirmer le status quo et pas à le remettre en jeu. Je faisais les mêmes choses, je produisais les mêmes images, encore et encore. Le rôle des médias était très contestable en Irak par exemple, et je ne voulais plus du tout prendre part à ça. » Dans sa propre couverture, le photographe évoque aussi l’incapacité à diversifier ses points de vue et à accéder une autre partie de « l’histoire ». Celle de l’intimité des peuples locaux, qu’il explique qu’elle a été davantage documentée par des photographes locaux, arabes pour la plupart. « La plupart des photographes occidentaux n’ont pu suivre que les soldats occidentaux. »
Le journal intime ou personnel, sujet de cette exposition, est une pratique commune dans le cercle des reporters de guerre. Gary Knight collectionne lui même une pléiade d’éléments pouvant lui rappeler une personne ou un lieu, dont des objets, des journaux ou magazines locaux, des outils ou babioles achetées sur les marchés, des choses « triviales » mais « pas d’armes ». Et il en est plus ou moins de même concernant toutes les images qu’il a produites et qui n’apparaissent pas dans la presse. « La plupart de mes photographies ne seront jamais publiées dans la presse, et ce depuis que j’ai commencé au Cambodge, explique-t-il. Elles montrent des gens ordinaires dans des villages ordinaires. Elles sont plus importantes, pour moi, que celles qui sont parues dans les journaux. Pour moi, elles représentent des documents beaucoup plus chargés de sens que ceux que pourra voir le lecteur. » Par ce propos, le photographe incite ainsi à s’intéresser à ces autres images de la guerre, différente par leur message mais représentant une autre façon de la couvrir, peut-être même plus objective lorsqu’elle est associée à la plus classique. « La guerre, ce n’est pas seulement des bombes, des combats et du sang. Il y entre en jeu beaucoup d’autres interactions que le lecteur ne peut pas voir publiées. Ça peut paraître bizarre à dire, mais la guerre en Yougoslavie a sans doute l’une des expériences les plus drôles que j’ai jamais vécue. Je peux me rappeler de beaucoup de bons moments partagés avec les Bosniaques. »
Jonas Cuénin
INVASION: Diaries and Memories of War In Iraq
Tim McLaughlin, Gary Knight ry Peter Maass
Du 15 mars au 19 avril 2013
The Bronx Documentary Center
614 Courtlandt Avenue (@ 151st St.)
Bronx, New York 10451
USA
T. +1 347 332-6962
Jeudi et vendredi de 16h à 19h
Samedi et dimanche de 13h à 17h
Entrée libre.