Né en 1960 dans le Connecticut, John Dugdale s’intéresse à la photographie dès ses douze ans, armé de son premier appareil, un cadeau de sa mère. Plus tard, il étudiera la photographie et l’histoire des arts à la School of Visual Arts de New York, avant d’entamer une brillante carrière en tant que photographe commercial : pendant une dizaine d’années, il travaillera pour des clients tels que Bergdorf Goodman ou Ralph Lauren. C’est à l’âge de 33 ans qu’il vit une expérience à la fois traumatisante et déterminante. À la suite d’un AVC et d’une rétinite CMV, pathologie liée au VIH, il perd en effet une bonne partie de sa vision. Presque totalement aveugle de l’œil droit, il ne conserve que 20% de ses capacités dans l’œil gauche. Ce handicap signe la fin de sa carrière commerciale, mais le libère pour explorer son univers artistique, grâce à l’aide prodiguée par ses amis et sa famille, devenus ses assistants.
Sara Tasini : Vous avez affiché sur votre site Internet une citation de Caspar David Friedrich, un artiste que je trouve éblouissant. Pouvez-vous nous indiquer d’autres artistes que vous admirez ou qui vous ont inspiré ?
John Dugdale : Rien de bien original : Julia Margaret Cameron, William Henry Fox Talbot, Alfred Stieglitz, pour n’en citer que quelques-uns.
ST : Vous avez étudié la photographie à la School of Visual Arts de New York. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce domaine ?
JD : Pendant toute ma scolarité, je me suis essayé à toutes les matières créatives – dessin, peinture et ainsi de suite. J’ai fini par choisir un cours de photo et j’ai découvert que cette discipline me permettait de faire bien plus de choses que toutes celles que j’avais tentées. Je pouvais enfin puiser directement dans mon cœur.
ST : D’où vient votre talent naturel ?
JD : Je n’en ai aucune idée. Peut-être d’un appareil que ma mère m’a offert alors que j’avais 11 ans.
ST : Votre carrière a débuté dans le domaine de la photographie commerciale. Elle a cependant évolué vers quelque chose de très différent. Vous vous appuyez désormais sur des techniques traditionnelles qui demandent énormément de travail. Qu’est-ce qui vous séduit le plus dans ces techniques du xixe siècle, que vous maîtrisez si bien ?
JD : J’avais 33 ans, et un matin, quand je me suis réveillé, j’ai fait un AVC. Cet événement a changé radicalement la donne. Ma carrière commerciale était certes terminée, mais en même temps, je me suis senti libéré car jusque là, mes travaux n’étaient pas inspirés par mon cœur. Alors je me suis tourné vers mon studio et ma chambre 8×10. Avec l’aide de mes amis et ma famille, j’ai commencé à explorer et perfectionner la méthode qui définit désormais mon travail. J’ai étudié les techniques dans des ouvrages du xixe siècle, et j’ai également appris beaucoup d’un grand maître du cyanotype, qui se trouvait être mon voisin – c’était le destin !
ST : Question technique : comment parvenez-vous à créer les images fantomatiques qui apparaissent dans les œuvres telles que The Oversoul ? Elles dégagent quelque chose de très mystérieux…
JD : Pour The Oversoul, j’ai employé une technique de double exposition. Pour d’autres, telles que Inseparable Companion, il s’agit de mon ombre. Je l’ai prise à l’intérieur de ma maison. J’ai beaucoup de fenêtres, qui laissent entrer le soleil tout au long de la journée, comme un cadran solaire. À certaines heures, quand la lumière est bonne, j’arrive à créer ces effets-là.
ST : Vous avez une façon vraiment spectaculaire d’exprimer la condition humaine et c’est le fil conducteur de vos œuvres, comme par exemple Deep Calls Unto Deep, Never Forget Who You Are et I Could Not See to See. Comment parvenez-vous à obtenir des compositions aussi sensibles ?
JD : C’est de l’instinct. Et mon amour de l’histoire, de l’histoire des arts en général, que ce soit celle de la peinture, de la sculpture ou même de la musique. Je me concentre sur ce qui fait vibrer mon cœur, et j’utilise mon moyen d’expression pour construire à partir de ça. Je regarde tout ce qui a déjà été fait, et j’essaie d’y ajouter ma voix, d’ajouter ma voix à ce sublime volcan de voix.
ST : Vous avez expliqué un jour que vous étiez devenu « plus visuel » qu’avant votre accident de santé. Pourriez-vous préciser votre pensée ?
JD : Maintenant que je ne vois plus, tout ce que je vois, c’est du rien. Mais tout ce que j’ai vu avant de devenir malvoyant repasse en esprit devant mes yeux, comme un diaporama. Et je revois tout à la perfection, mieux même, avec plus de détail. Tout ce que vous voyez avec vos yeux, vous n’y pensez pas, c’est un acquis. Jusqu’à ce que vous perdiez ce sens-là. J’ai développé une imagination visuelle différente, qui comporte plus d’abstraction.
ST : Vous dirigez une école de photographie dans la vallée de l’Hudson. L’expérience semble vous combler et s’avérer enrichissante pour vos étudiants. Qu’est-ce qui vous plaît le plus, dans le fait d’enseigner ?
JD : À vrai dire, tout. Mais l’un de mes moments préférés, c’est quand un étudiant regarde pour la première fois dans l’objectif d’un très grand angle. À chaque fois, je retiens ma respiration et j’attends sa réaction émerveillée. J’adore également faire des recherches approfondies dans l’histoire de la photographie.
Cet entretien fait partie d’une série organisée par Holden Luntz Gallery, espace établit à Palm Beach, Floride, aux Etats-Unis.
Entretien par Sara Tasini
Holden Luntz Gallery
332 Worth Ave, Palm Beach, FL 33480
http://www.holdenluntz.com/