La direction artistique de cette troisième édition de Photoquai a été confiée à une photographe. C’est la première fois. Quelle était votre intention ?
Stéphane Martin : En tant que photographe, Françoise Huguier a construit son parcours personnel depuis l’itinéraire Dakar-Djibouti ouvert par Michel Leiris, jusqu’à l’intimité des chambres de femmes maliennes ou burkinabé (Secrètes, avec une préface de Claire Denis), ou celle des appartements communautaires russes (Kommunalka, série photographique réalisée entre 2007 et 2009, doublée d’un film documentaire).
A chacune des étapes de sa recherche, on retrouve la curiosité pour l’évolution des sociétés du monde et un goût sincère pour le partage de la vie de ses modèles. Ce travail a façonné son expérience du terrain, ce qui fait de Françoise Huguier une anthropologue contemporaine ; son regard est très intéressant pour Photoquai et pour le musée du quai Branly.
On connaît Françoise Huguier pour sa curiosité et son exploration, fort ancienne, de territoires aussi différents que le Japon, l’Asie du Sud Est, l’Afrique, la Sibérie, aujourd’hui la Colombie. Cela a-t-il joué dans sa désignation ?
Stéphane Martin : Françoise Huguier est une voyageuse qui prend volontiers ses racines dans les pays non occidentaux où elle est amenée à travailler :
– à Bamako (où elle a fondé la biennale de la photographie africaine en 1994) ;
– à Singapour (résidence en 2009) travail intitulé Don’t move sur les HDB (Cités) de Singapour : Françoise Huguier y explore cette offre immobilière atypique de l’état singapourien
– au Cambodge (où elle est retournée sur les traces de son enfance, J’avais huit ans, 1995)
– en Sibérie (6 mois de reportage en 1993, En route pour Behring).
C’est cet ancrage successif dans différentes réalités culturelles et sociales qui la légitime pour diriger Photoquai : elle connaît les lieux, sait se défaire des clichés véhiculés par les images qui arrivent en Europe, et a développé sur place un réseau de professionnels (photographes, collectionneurs, commissaires…) qui a pu nourrir l’édition 2011.
Ne pensez-vous pas qu’il soit plus difficile pour une photographe de juger les autres ?
Stéphane Martin : Non, au contraire, c’est sans doute plus facile, ne serait-ce que par la parfaite connaissance des aspects techniques de la prise de vue, qui permet de déceler du premier coup d’œil un univers, un choix formel, une prise de risques.
D’autre part, le photographe peut se définir par son regard sur le monde qui l’entoure, loin ou proche. Photoquai n’est pas un concours, et n’a pas exigé de Françoise Huguier un jugement sur ses pairs non occidentaux… Elle semble le vivre elle-même comme une continuité lorsqu’elle cite Heinrich Wölfflin : « À voir autrement, on voit autre chose ». Sa sélection de photographes non occidentaux est une proposition de cet « autre chose » glané au bout du monde, ancré dans des racines culturelles et artistiques différentes des nôtres.
Photoquai assume le regard d’une personnalité, à un instant T, sans souci d’exhaustivité en termes de genres photographiques ou de représentativité géographique.
Etes-vous satisfait de la procédure de recherche et de sa sélection des exposants ?
Stéphane Martin : Oui, très. Mais ce principe est toujours fragile : il faut le maintenir et bien veiller, comme Françoise Huguier et ses prédécesseurs l’ont fait, à ce que les commissaires vivent et travaillent dans les pays des photographes sélectionnés. C’est un travail d’orpailleur, qui ne peut pas se faire à distance, ou par internet.
Quelles ont été vos surprises au vu de la sélection, à laquelle vous avez participé dans sa phase finale ?
Stéphane Martin : Globalement, je suis heureux que Photoquai développe davantage cette année des éléments de contexte pour chacun des photographes exposés : leurs conditions de création, leurs choix techniques, leurs combats, leurs influences… On peut ainsi se laisser « surprendre » par une image, mais surtout – ce qui est plus intéressant – par des conditions de production, par une histoire personnelle ou nationale qui sous-tendent la création de cette image ou de la série à laquelle elle appartient.
Quelques exemples :
– La qualité de la sélection asiatique qui mêle pop culture d’une société d’ultra consommation (Taiwan = Chao-Liang SHEN) et l’expression de failles intimes (Japon, série sur la mutilation de Kosuke OKAHARA)
– La richesse de la sélection du sud est asiatique qui présente cette année une quinzaine de photographes : artistes de Singapour (Charles LIM et Edwin KOO) ; travail de mémoire du cambodgien Hak KIM, également lauréat de la bourse d’aide à la création du musée du quai Branly cette année
– L’originalité de la sélection indienne qui tourne subtilement en dérision le modèle habituel du portrait et de la photographie de studio, avec Mohan VERMA et ses portraits sans visages, Mahesh SHANTARAM et sa série « Matrimania », ou les romans-photos en hindi de Shailabh RAWAT. La sélection s’est faite en collaboration avec le commissaire Olivier Culmann – lui-même photographe dans le collectif Tendance Floue.
– L’entrée de la Tanzanie dans Photoquai avec deux photographes : Sameer Kermali, qui travaille à la macro sur un « safari des fourmis » ; et Mwanzo Millinga avec une série de portraits d’enfants albinos.
– La persistance d’un rapport désenchanté à l’environnement urbain, avec le photographe du Bahreïn Camille Zakharia et sa série sur les cahuttes du littoral bahreïni.
Y a-t-il des zones pour lesquelles vous souhaiteriez une présence plus importante ?
Stéphane Martin : Non, l’exhaustivité géographique n’est pas la question que pose Photoquai. Chaque édition peut déplacer le curseur vers une zone ou un pays en particulier : c’est le cas avec l’Asie du Sud Est cette année, ou la Russie… En 2009, la sélection proposée par la galeriste iranienne Anahita Ghabaian Ettehadieh avait un ancrage fort dans le proche et le moyen orient, légitimement moins représenté cette année (mais présent avec le Bahreïn et l’Irak).
Ne pensez-vous pas qu’il serait important, aujourd’hui, d’introduire l’image animée, entre autres la vidéo qui est fort dynamique, dans les découvertes proposées par Photoquai ?
Stéphane Martin : La vidéo artistique, documentaire, ou le cinéma ont leur place au musée du quai Branly mais pas nécessairement au sein de Photoquai, qui reste une biennale de photographie.
Le musée du quai Branly articule-t-il sa collection photographique avec les auteurs présentés par Photoquai ?
Stéphane Martin : L’articulation est pensée en termes de complémentarité. D’une part, Photoquai présente des artistes non occidentaux émergents, pour la plupart inédits à l’international, à qui il propose une visibilité de premier plan pendant 2 mois. D’autre part, les acquisitions de la collection photographique du musée sont plutôt orientées vers des artistes reconnus, qui sont des références dans le milieu de la photographie (Guy Tillim, Samuel Fosso, Michael Parekowhai, Fiona Pardington, Greg Semu, Lourdes Grobet…).
Depuis la création de la biennale, des tirages de trois photographes présentés dans Photoquai sont entrés dans les collections du musée du quai Branly :
– Anne Noble, Nouvelle Zélande : acquisition en 2007 de 12 tirages issus de la série Ruby’s Room (1998-2006)
– Shokoufeh Alidousti, Iran : acquisition en 2008 de 5 tirages issus de la série Selfportrait (2001)
– Ayin, Mongolie intérieure : acquisition en 2009 de 15 tirages issus de la série Nomades Mongols de Chine (2005-2008)
De plus, les photographes « découverts » dans le cadre de Photoquai peuvent soumettre leur candidature dans le cadre des « projets de création artistique », bourse d’aide à la création mise en place par le musée du quai Branly, depuis 2008, avec le soutien de la Fondation Total. Chaque année, 3 lauréats sont choisis pour une résidence d’une année. Au terme de la résidence, dix tirages signés et numérotés 1/10 intègrent les collections du musée du quai Branly.
Cinq lauréats de ce programme ont été découverts dans le cadre de Photoquai :
– Lauréats 2011 : Andrew Esiebo (Nigeria) et Hak Kim (Cambodge) présentés dans Photoquai 2011
– Lauréate 2010 : Fiona Pardington (Nouvelle-Zélande) présentée dans Photoquai 2007
– Lauréats 2008 : Sammy Baloji (RDC) et Wu Qi (Chine) présentés dans Photoquai 2007
Photoquai permet de découvrir de jeunes auteurs de régions du globe qui ont des difficultés à faire connaître leurs travaux. Est-ce que le musée pourrait devenir une structure d’aide à la diffusion de la création venue des zones non équipées pour cela ?
Stéphane Martin : C’est l’un des enjeux qui m’a donné l’idée de créer Photoquai. Lors de mes voyages, je découvrais sans cesse sur le terrain une photographie contemporaine en pleine vitalité, qui ne trouvait aucune visibilité à l’international, que l’on se situe dans une dimension institutionnelle ou au niveau du marché de l’art.
Au-delà de l’exposition des œuvres à proprement parler, pendant 2 mois au pied de la tour Eiffel et, cette année, au 1er étage de la tour Eiffel (7 millions de visiteurs annuels), le dispositif Photoquai aide les artistes de la manière suivante :
– Tous sont invités à Paris pendant la semaine d’ouverture : ils y rencontrent les journalistes et les professionnels qui pourront les solliciter (galeries, collectionneurs…).
– Le catalogue bilingue coédité avec Actes Sud est utilisé dans de nombreux festivals internationaux où il sert d’ouvrage de référence
– Le site internet www.photoquai.fr est accessible à tout moment, même en dehors de la biennale, et propose un archivage des éditions antérieures afin que la centaine de photographes précédemment sélectionnés puissent bénéficier de la visibilité croissante de l’édition suivante.
– Le musée du quai Branly a une démarche volontariste pour l’itinérance de la biennale, et Photoquai sera présenté en Afrique du Sud, en juillet 2012, dans deux gares de Johannesbourg.
La direction artistique est assurée une fois par un français, la suivante par un étranger. Pouvez-vous nous révéler le nom de celui ou celle qui va succéder à Françoise Huguier ?
Stéphane Martin : Non, la décision se prend toujours pendant la biennale, au cours de laquelle nous rencontrons tant de personnalités remarquables par leur réflexion et leurs actions au niveau de la photographie internationale, qui se rencontrent et dialoguent. L’annonce sera faite à la fin de Photoquai 2011.
Entretien réalisé par Christian Caujolle