Le cinéaste Mark Lewis est né en 1958 au Canada, il vit à Londres. Il a représenté le Canada à la Biennale de Venise 2009. Il présente une exposition de sept de ses films au BAL à Paris : Above and Below, jusqu’au 3 mai (voir l’article sur l’exposition). Entretien le lendemain du vernissage.
Comment avez-vous décidé de faire des films ?
J’ai étudié l’art, j’ai tout essayé : sculptures, installations, photographie, etc. Je mets dans mon travail mon intérêt et ma connaissance de toutes ces différentes formes d’art, mais je fais avant tout des films. J’ai commencé par accident. Je discutais avec une amie réalisatrice, Laura Mulvey, de projets photographiques et elle m’a dit que cela ferait un bon film. J’ai relevé le challenge et nous avons fait un documentaire ensemble en Russie. C’était très amusant. Elle m’a dit que j’étais doué pour le cadrage, la composition : je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait, j’imagine que c’était instinctif. Quand j’ai fini ce premier film, j’ai voulu en faire un autre, mais pas un documentaire cette fois : je voulais faire un film d’artiste. Au bout d’un moment, après quatre ou cinq films, j’ai réalisé que j’étais devenu cinéaste. Rétrospectivement, je pense que beaucoup d’artistes font des essais jusqu’à ce qu’ils trouvent quelque chose qui leur appartient. Tout mon travail jusque-là, en photographie entre autres, n’était jamais vraiment personnel : c’était toujours une imitation du travail d’autres artistes qui le faisaient mieux que moi. J’ai trouvé ma voie avec les films : quelque chose que j’aimais et pour lequel j’étais bon. C’est pour ça que je suis là aujourd’hui. Je ne le pensais pas à l’époque, mais je le vois maintenant. Au début, j’ai continué à faire des photographies. Dans mes premières expositions, je montrais des détails, des lieux, en même temps que les films. Mais personne n’achetait mes photographies et j’ai réalisé qu’elles n’étaient pas vraiment intéressantes. Aujourd’hui, je prends toujours des photographies, mais uniquement pour mes recherches.
Toutes les vidéos que vous montrez au BAL sont filmées en un plan unique…
Mes premiers films étaient montés comme au cinéma. The Pitch (1998) est le premier que j’ai filmé en un seul plan. Je venais de comprendre que je voulais faire des films adaptés aux galeries, et que je devais penser leur forme en fonction de ce but-là. Quand on fait des films classiques, cinématographiques, il y a des décisions à prendre : où et quand commencer et finir le film ? Quelle longueur lui donner ? J’ai voulu faire de ces questions un contenu du film. J’ai donc adopté le format des bobines en 35 mm qui existaient en 4 minutes ou 10 minutes. Dix minutes, c’était trop long, j’ai choisi 4 minutes : il me semblait que c’était la bonne durée pour quelqu’un qui verrait le film dans une galerie. Le film commence au début de la bobine et finit avec elle : cela résout beaucoup de questions. Quand je suis passé à la vidéo numérique, la situation a changé, mais je continue de penser qu’un film doit être court. Je suis juste plus souple : mes vidéos durent en général entre 1 et 11 minutes On peut voir les sept films de l’exposition en 35 ou 40 minutes.
Comment choisissez-vous vos sujets ?
Je ne sais pas vraiment. Je tombe sur des choses et je pense qu’elles peuvent être un bon sujet. La plupart du temps, je me rends compte ensuite que ce n’est pas le cas : je peux avoir vingt idées et ne pas trouver comment les travailler ou les oublier. Je passe beaucoup de temps à marcher, ou à circuler à vélo autour de chez moi, à Londres, ou dans les villes que je visite comme São Paulo. Je ne pense pas que je cherche quoi que ce soit, les sujets me trouvent. Avec le temps, je suis devenu plus confiant en ma capacité à travailler, et arrive un moment où je sais. C’est étrange et même un peu inquiétant. J’ai parfois peur de refaire le même film où que j’aille. Je réagis à des choses que je trouve curieuses. Dans la vie de tous les jours, lorsque je me déplace, comme tout le monde, parfois quelque chose m’arrête, me sort de ce quotidien, interrompt ou suspend le temps. J’essaie de reproduire cette expérience et de la partager avec des gens qui ont pu l’éprouver. C’est ce qui m’intéresse.
Les sept films de l’exposition sont très différents les uns des autres, mais on y retrouve une même idée de la vie, du mouvement, des gens, dans une architecture ou un environnement…
C’est une bonne description, même si je n’y pense pas forcément quand je cherche. Je suis attiré par ça. Autrefois, beaucoup de mes films parlaient d’architecture ou de bâtiments qui allaient être détruits. J’étais un peu inquiet à l’idée d’être intéressé par les ruines : je n’aime pas leur côté mélancolique. Les ruines sont fixes, elles n’ont plus de sens, leur histoire est derrière elles. Une de mes amies m’a dit un jour qu’elle ne me laisserait jamais filmer sa maison de peur qu’elle ne soit détruite ensuite. Je ne suis pas sûr de le comprendre, mais quand je regarde mes films, je me rends compte que ce qui m’intéresse c’est le moderne récent (recently modern) : des environnements qui ne sont pas neufs, mais dont le sens n’est pas encore figé, ce qui laisse la possibilité d’y réfléchir.
C’est le cas du Minhocão à São Paulo, cette autoroute au centre de la ville qui est le sujet de votre film Above and Below the Minhocão (2014) ?
C’est un très bon exemple. Je ne savais pas cela quand j’y suis allé la première fois. São Paulo est une ville fascinante, énergique, que j’ai adorée. Je trouve que le Minhocão est un lieu magique, incroyable : on se promène au milieu de la ville, on est surélevé. C’est une sorte de parc urbain mais c’est aussi une structure brutale des années 1970. Les gens y font des pique-niques et des barbecues. Et, bien sûr, il n’y a pas de publicités (le maire de São Paulo a interdit la publicité dans la ville), ce qui donne un aspect étrange, inhabituel. Les gens qui vivent autour détestaient l’endroit : à cause du bruit et de la pollution dûe à la circulation, ils ne pouvaient pas respirer, ouvrir les fenêtres. Depuis que l’autoroute est fermée le soir et le dimanche, ils en profitent. Ce glissement subtil est intéressant. Les gens qui sont actifs dans le voisinage ont changé d’opinion : ils voulaient que cette autoroute soit détruite et aujourd’hui ils veulent la garder mais comme parc. Ils ont perdu, parce que l’Etat a finalement décidé de la détruire. Le Minhocão est typiquement un élément moderne récent : personne ne connaissait vraiment sa valeur. Les positions se sont inversées au fil du temps, et maintenant son sort est fixé, il va disparaître. La route fait plus de 3 km de long, j’ai choisi ce tronçon-là parce que j’ai pensé que c’était le plus théâtral : on y voit par exemple en dessous ce beau trottoir bicolore présent dans toute la ville et ce petit château à droite dans un coin de verdure. Je n’ai utilisé que deux acteurs, le reste, ce sont des gens qui étaient là. Je suis heureux que Chantal Pontbriand ait souhaité monter l’exposition autour de ce film : c’est un nouveau film, je ne l’ai pas encore beaucoup montré, j’en suis encore curieux, je continue d’y voir des choses que je n’avais pas encore vues.
Vous avez aussi filmé à Varsovie, Cigarette Smoker at the Cafe Grazynka Warsaw (2010), ou à Toronto, Cold Morning (2009)…
J’étais invité en Pologne pour travailler sur un film. Pendant mon séjour à Varsovie, je suis allé dans ce café, j’avais ma caméra avec moi. J’ai vu ce type qui buvait sa bière et fumait. Il était assis sur cette banquette bizarre avec cette étagère très basse. Je n’ai pas demandé sa permission, j’ai juste appuyé sur le bouton et filmé. J’aurais pu reconstituer la scène, revenir, louer le café, engager quelqu’un. Mais je n’aurais pas conservé l’étrangeté de la situation.
Cold Morning, le film sur ce sans-abri dans une rue de Toronto, est le premier film que j’ai fait comme ça, sans reconstituer la scène après-coup. Avant, je n’avais pas la confiance de voir que cela pouvait fonctionner. C’était en 2009, j’étais à Toronto pour préparer la Biennale de Venise. En même temps, mon ami Jeff Wall m’avait demandé d’écrire un essai pour la deuxième édition de son livre chez Phaidon (Jeff Wall: The Complete Edition, en français L’édition complète, Phaidon, 2010). Je réfléchissais à son travail quand j’ai soudain pensé à ses snapshots : Jeff avait commencé à exposer des photos qu’il prenait dans la rue, aux côtés de ses grandes pièces cinématographiques. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose de vraiment fascinant dans cette pratique, une équivalence : c’était juste une autre façon de travailler. Exactement au même moment, j’ai vu le gars du film dans la rue. Cela m’a donné la confiance de le filmer tel quel. Ce sont des opportunités qu’il faut saisir.
A l’inverse de Forte ! (2010) pour lequel vous avez engagé des acteurs ou Hendon F.C. (2009)…
Oui, bien sûr. Pour Hendon, qui est un de mes films préférés, je circulais à vélo dans le nord de Londres. Cette partie de la ville me fascine parce que c’est un non-endroit. C’est la première partie de la ville planifiée comme une banlieue et construite dans les années 1930 au milieu du paysage. Personne n’y va. J’y ai tourné plusieurs films. J’ai vu ce terrain de football abandonné. J’ai remarqué qu’il était fermé mais qu’il y avait une petite ouverture, et j’ai vu quelqu’un y entrer. Je me suis demandé où il allait et j’ai découvert qu’une famille de Roms vivait là, ils squattaient. J’y suis retourné plusieurs fois, je prenais des photos, je faisais des petites vidéos. Une chose m’a frappé : je n’avais jamais vu une herbe comme celle-là. Une herbe spéciale pour terrain de foot qui normalement est taillée au ras du sol, et qui avait poussé depuis un an. C’était étrange. Et puis j’aimais l’idée que des gens habitent là. J’ai contacté le propriétaire du terrain pour le louer, nous avons engagé les Roms pour qu’ils soient dans le film, qu’ils rejouent les scènes que je les avais vu faire. Un jour, je jouais avec ma caméra pour essayer des choses, je l’ai mise dans l’herbe et j’ai pensé que c’était ça que je voulais faire. L’idée me plaisait parce que c’était comme dans les premiers écrits ou commentaires sur le cinéma, au début du XXe siècle, quand tout le monde parlait du gigantisme : du fait de montrer quelque chose de minuscule en énorme, comme un scarabée, par exemple. Je voulais obtenir cet effet-là. Nous n’avons filmé qu’une seule journée, mais cela a demandé beaucoup de préparation, de répétitions. Comme pour la majorité de mes films, à l’exception de Cold Morning ou Cigarette Smoker. Dans Forte ! tous les personnages sont des acteurs : c’était nécessaire parce que je voulais qu’ils sortent tous ensemble du château, il fallait l’organiser. J’avais discuté avec une entreprise d’effets spéciaux à Londres : je pensais faire exploser le château, en postproduction. J’ai très vite réalisé que ce n’était pas une bonne idée : je voulais conserver un naturel, une ambiguïté sur ce qui était en train de se passer.
Votre travail est souvent décrit comme un dialogue entre cinéma, photographie et peinture. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Les gens disent que je suis influencé par cela en effet. C’est difficile de dire à quoi on pense ou comment on le pense. Je n’ai pas de références précises quand je filme. Je crois profondément que si on laisse le matériau respirer, avoir sa propre énergie, si on lui donne une chance, il inclura de lui-même ce genre de références. C’est inévitable parce que les images ou les films se référent les uns aux autres, quoi qu’il arrive. Rien ne naît spontanément. Je pense que toutes mes pensées, mes idées, tous mes intérêts se retrouvent dans mes films sans que je le décide. Je ne suis jamais complètement sûr de moi, je suis toujours nerveux, inquiet, mais plus je vieillis, plus j’ai confiance dans le fait que le matériau va faire le travail pour moi. Dans mes premiers films, l’architecture ou les intentions étaient beaucoup plus présentes : je faisais en sorte de tout contrôler. C’était intéressant, mais quelque part les films ne respiraient pas, ils étaient contenus par mes intentions. Maintenant, je suis plus sûr de moi. J’ai une structure, je travaille en amont sur ce que je veux filmer, je visite les lieux plusieurs fois dans les mois qui précèdent, je répète, j’essaie. Le jour du tournage, j’ai un plan général, mais ensuite le film prend le dessus. J’ai toujours l’espoir qu’il y aura des accidents heureux qui sauveront le film d’un trop grand déterminisme.
Propos recueillis par Anne-Claire Meffre
EXPOSITIONS
Above and Below de Mark Lewis
Jusqu’au 3 mai 2015
Le BAL
6, impasse de la Défense
75018 Paris
http://www.le-bal.fr
Invention au Louvre de Mark Lewis
Jusqu’au 31 août 2015
Le Louvre, Paris