Oliviero Toscani nous a quittés hier. L’édition d’aujourd’hui lui est entièrement consacrée, composée d’une sélection de nos archives. Paola Sammartano, notre correspondante en Italie, connaissait Oliviero. Après avoir appris la triste nouvelle, elle a écrit ce texte pour L’Œil de la Photographie :
Il était fou, dans le sens positif du terme : il était celui qui défie les conventions, qui voit plus loin. Têtu et capable d’anticiper les enjeux et les problèmes de la société, il la confrontait (et nous confrontait tous) avec des images fortes, si perturbantes et dérangeantes qu’elles nous forçaient tous à réfléchir.
Il a remis en cause, souvent contesté, les aspects controversés que la société avait tendance à taire. Il les a dénoncés à la une (des magazines de mode et des journaux les plus connus et les plus populaires) et sur ces grands panneaux d’affichage que nous avions l’habitude de voir dans nos villes – ils étaient si grands qu’ils marquaient fortement le paysage urbain – nous obligeant à prendre conscience de problèmes très gênants, propres à ces années-là.
Il l’a fait d’une manière qui impliquait de monopoliser le sens de la vue, à une époque où nous n’étions pas encore en présence de cette « furie des images » (selon la définition de Joan Fontcuberta) qui nous saisit aujourd’hui. En même temps, elles étaient un outil très efficace, un langage, une technique pour briser l’indifférence.
Il y est parvenu en créant ces photographies pour la publicité (son aventure créative et sa collaboration avec Benetton ont duré près de vingt ans), brisant les règles de l’image publicitaire. Il a remplacé le glamour par l’irrévérence et la provocation. La photographie de critique sociale s’est transmise à travers la mode : ses canaux ont atteint un vaste public, toujours à la recherche de points de vue différents et nouveaux, loin des stéréotypes et des conventions.
C’est ainsi que sont nées les campagnes irrévérencieuses, conçues pour vendre des produits, mais aussi pour transmettre des messages.
Comme celles de Jesus et Benetton (pour ne citer que quelques-unes des marques avec lesquelles il a travaillé). Ce sont des campagnes qui suscitent le débat, mettant souvent en lumière des drames comme l’anorexie, le sida, la lutte pour les droits de l’homme, contre la discrimination raciale : pensons à la campagne pour la marque Nolita, dont le protagoniste était l’actrice et mannequin française Isabelle Caro ; Condamnée à mort (2000) ou la femme qui allaite (1989). Ou encore la campagne de 1996, pour United Colors of Benetton, qui mettait en scène trois cœurs (humains) avec l’inscription Blanc, Noir, Jaune, démontrant que nous sommes tous égaux.
Ses portraits de personnalités qui ont « changé le monde », comme Mick Jagger, Lou Reed, Carmelo Bene, Federico Fellini et les grands protagonistes de la culture des années 1970 et au-delà, vont également dans ce sens.
Il en va de même pour ses projets sur les survivants du massacre de Sant’Anna di Stazzema, le Nuovo Paesaggio Italiano ou la Razza Umana, avec plus de 10 000 portraits collectés en parcourant le monde avec un studio itinérant (un peu à la manière des photographes du XIXe siècle) photographiant tous ceux qui étaient disponibles. Il s’agit peut-être de la plus grande archive existante sur les différences morphologiques et sociales de l’humanité, une archive dont la somme, en fait, conduit à l’unicité de l’être humain à travers la coexistence des différences.
Communiquer était l’une de ses missions : il fut l’un des fondateurs de l’Académie d’Architecture de Mendrisio, enseigna la communication visuelle dans différentes facultés universitaires et écrivit des livres sur la communication. Dans les années 1990, il créa des œuvres très en avance sur son temps, comme Colors (1990), le premier magazine global au monde, et il conçut et dirigea Fabrica, un centre de recherche sur la créativité dans la communication moderne et une référence pour la culture des jeunes des années 1990.
L’exposition la plus récente qui est consacrée à son travail et sa personnalité est « Oliviero Toscani : photographie et provocation », qui s’est achevée il y a quelques jours au Museum für Gestaltung de Zürich, avec des tirages vintage qu’Oliviero a sélectionnés dans ses archives et de nouvelles histoires à découvrir. Il avait tenu à être présent pour le vernissage.
J’ai rencontré Oliviero il y a de nombreuses années, quand j’étais jeune journaliste, et que je parlais avec lui de photos de chevaux (ses chers Appaloosas) et de loups (ceux d’une publicité pour Benetton). Puis j’ai parlé avec lui à plusieurs reprises de photographie. Aujourd’hui, à l’âge de 82 ans, il est décédé, laissant derrière lui, je crois, un héritage aux jeunes photographes et à tous ceux qui utilisent le langage des images, l’idée de l’importance du message pour briser l’indifférence, du pouvoir de la photographie pour nous forcer à voir, à prendre note de ce qui ne va pas et, si possible, le réparer. Et le fait que notre force réside dans l’imagination, qui est liberté et moteur de créativité et d’engagement. C’est une puissance humaine qu’aucun ordinateur ne peut égaler.
Paola Sammartano
Paola Sammartano est journaliste spécialisée en art et photographie. Elle est basée à Milan, en Italie.