Archive – 18 février 2013
François Truffaut a écrit qu’il n’y a pas de bons et de mauvais films, seulement des bons et des mauvais réalisateurs. C’était le principe à la base de sa « politique des auteurs », qui s’appuyait sur l’idée que la force de la vision personnelle d’un auteur pouvait arriver à détourner la machinerie commerciale du cinéma à ses propres fins – et que quiconque dont la vision avait la puissance suffisante pour dominer cet appareil une fois ne pourrait sans doute pas s’empêcher de la manifester à nouveau. Comme les réalisateurs d’Hollywood, les photographes de mode sont des artisans au service d’une grosse machine. Et de la même manière, la photographie de mode a ses auteurs – ses Avedon, ses Bourdin, et ainsi de suite – dont la sensibilité artistique est irrépressible. Mais ils sont rares ; bien plus rares, à mon sens, que leurs homologues dans le cinéma. En général, les photographes de mode ne me semblent pas exprimer un quelconque désir qui irait en désaccord avec (sans complètement la perdre de vue) la tâche utilitaire que leurs employeurs leur ont assignée, celle de garder vivace le désir de consommer.
Ce n’est pas surprenant, mais c’est un peu décevant. Et cela peut expliquer pourquoi, quand j’ai vu pour la première fois les images de Jim Lee il y a un peu plus de quatre ans, j’ai éprouvé un véritable choc. C’était quelque chose de vraiment rare : des clichés faits sous l’égide de l’industrie de la mode, mais beaucoup trop sensuelles pour être neutralisées par les surfaces froides des vêtements de luxe, ou apaisées par la routine de la consommation. Ses images expriment des métaphores ambivalentes et complexes sur l’amour, la guerre, l’identité, le conflit. Et tout cela avec sens si consommé du style qu’elles peuvent pénétrer sans problème dans le monde de la mode.
Mais comment, me suis-je demandé, des photos qui s’intéressent davantage aux gens qu’aux vêtements qu’ils portent fonctionnent-elles comme des photographies de mode ? Précisément, j’ai commencé à réaliser, grâce à quelque chose comme ce sentiment de choc que j’ai ressenti pour la première fois en voyant les photographies de Lee. C’est un choc de reconnaissance, vraiment – ou (si une telle chose peut exister) un choc d’empathie. Je me souviens de quelque chose que W.H. Auden a dit un jour : Il écrivait sur l’abstraction, le caractère schématique des personnages dans les pièces de George Bernard Shaw. Les personnages de Shaw, se plaignit-il, n’ont pas de corps. Et puis il a ajouté : les personnages d’Oscar Wilde n’ont pas de corps non plus, mais au moins ils ont des vêtements. Eh bien, cela nous amène au point sur les photographies de mode : les personnes qui y figurent ont rarement des corps, elles n’ont que des vêtements. Ce n’est pas le cas avec Lee cependant: à l’intérieur de leurs vêtements, ils ont des corps et à l’intérieur de leurs corps, ils ont des âmes, et ces âmes sont aussi ambivalentes, nécessaires et belles que n’importe qui.
Je vois l’attitude de Lee comme l’opposé polaire de celle d’Helmut Newton. Newton est un maniériste ; si les personnages qu’il met en scène ont une vie intérieure, celle-ci est rendue invisible par l’armure de leur certitude d’eux-mêmes, comme le duc d’Urbino dans le portrait de Bronzino au Palais Pitti. Ils ne perdent jamais leur sang-froid. L’esthétique de Lee est plus proche du baroque. Son peuple est capable d’extase, comme Sainte Thérèse du Bernin qui m’est venue à l’esprit quand j’ai vu pour la première fois Ossie Clark/Vietnam de Lee, 1969, ou de désespoir, comme dans ma préférée de ses images, Bikini/Beachy Head, également de 1969. Mais peut-être il est présomptueux de nommer même les sentiments que ces images évoquent. En parlant de la photo de Beachy Head, Jim m’a fait remarquer que tous ceux qui la voient y voient une histoire, mais chaque personne y voit une histoire différente. De telles images sont des miroirs dans lesquels nous reconnaissons quelque chose de nous-mêmes. Cette reconnaissance, que chaque spectateur complète ces photographies avec ses propres images, contredit-elle ma définition de Lee en tant qu’auteur qui imprime sa propre vision sur les produits d’une industrie qui lui est en principe indifférente ? Pas vraiment, pas si vous comprenez que la vision d’un homme peut être généreuse et inclusive plutôt qu’impérieuse et solipsiste. Au fur et à mesure que j’en apprends davantage sur le travail de Lee, l’ampleur de l’empathie qu’il incarne est devenue encore plus évidente. Ce livre le montre pour l’auteur qu’il est.
Barry Schwabsky – Artforum, The Nation, New York Septembre 2011
Jim Lee
Du 12 février au 8 mars 2013
Holden Luntz Gallery
332 Worth Avenue
Palm Beach, FL 33480
USA
https://www.holdenluntz.com/