Du haut de ses 1m93, il avait l’air dégingandé et maladroit, tout en genoux et en coudes. Il portait un costume si froissé qu’il semblait avoir dormi avec la nuit précédente. Pendant qu’il prenait ses photos, les cendres de ses Pall Mall sans filtres menaçaient dangereusement de s’écraser sur son Nikon. Mais ses sujets s’en rendaient à peine compte. Il utilisait une longue focale et les observait avec un tel calme, une telle patience, et un tel retrait qu’ils oubliaient souvent jusqu’à sa présence. C’était là que la magie opérait – quand Grey Villet réussissait à capturer les gens qu’il cherchait à photographier. J’ai travaillé avec lui quand j’étais jeune reporter pour le mensuel LIFE – lors de missions inoubliables à Beyrouth, en Afrique du Sud, et au Texas. Grey était déjà un vétéran à l’époque, et je connaissais tout de son travail reconnu pour l’hebdomadaire LIFE – son reportage sans concession sur un cadre ambitieux, The Lash of Success (« Le fouet du succès ») ; ses portraits frappants de cette bande désordonnée de Cubains menée par Fidel Castro fondant sur La Havane. Et pourtant, jusqu’à ces derniers jours, je n’avais jamais vu (ou même entendu parler de) ces extraordinaires photographies de Richard et Mildred Loving. Cela est dû en partie au fait que LIFE les avaient – inexplicablement – enterrées, faisant l’impasse sur les trois pleines pages de ce remarquable reportage au début des années 60. Mais c’est dû également au fait que Grey était si modeste à propos de son travail qu’il ne les a tout simplement jamais mentionnées. Parmi tous les fiers coqs paradant de sa profession, Grey était l’oiseau rare : c’était un formidable photojournaliste qui n’avait pas besoin de dire à tout le monde à quel point il était bon.
Alors l’exposition The Loving Story ouvrant ses portes à l’International Center of Photography de New York cette semaine est une révélation, un bijou insoupçonné. En 1958, quand Richard et Mildred Loving se marièrent, c’était un acte de bravoure et de défi sans précédent : un couple interracial sur le territoire du Ku Klux Klan et de Bull Connor – le territoire des lances à incendie, des chiens policiers et des lynchages ; la campagne de Birmingham et les Freedom Rides étaient encore à venir. Et pourtant ici, au milieu de tout ce désordre et de toute cette haine, un homme blanc et une femme noire se câlinent nonchalamment, si bien dans leurs peaux qu’ils semblent ne pas remarquer ceux qui les dévisagent ; l’amour qu’ils se portent leur sert d’armure. Regardez comment, à l’occasion d’une course de voitures dans le Sud profond, il s’incline tendrement vers elle, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Ce qu’il y a de plus fascinant à propos des Loving, c’est qu’ils sont tout à fait ordinaires. Seul un photographe capable de se rendre invisible pouvait arriver à capturer cette simplicité-là. Il n’y a jamais rien eu de sophistiqué dans les images de Grey ; elles révélaient les gens dans leurs essences mêmes.
Je me demande comment les Loving s’arrangeaient du fait que Grey était un Afrikaner. Il était né dans le village de Beaufort West en Afrique du Sud, et avait été élevé dans le carcan de cette forme notoire de racisme d’Etat : l’apartheid. « Il ne parlait jamais de ça », dit sa veuve, l’écrivaine américaine Barbara Villet (ils se sont rencontrés en 1961 sur une mission pour LIFE et devinrent une équipe photographe-journaliste remarquable.) Quand je l’ai rencontré, Grey était expatrié depuis plus de trente ans. Mais lorsqu’il était adolescent à Capetown, un jour qu’il passait à vélo devant un poste de police, Grey vit des policiers trainer un prisonnier noir à l’intérieur du commissariat, sa tête rebondissant contre les marches de l’entrée. Cela éveilla chez Grey un profond dégoût pour la discrimination et le racisme sous toutes ses formes – qu’il exprimait avec un sens de l’humour sarcastique et redoutable. Des décennies plus tard, il imitait brillamment les Afrikaners extrémistes qui s’accrochaient obstinément – et pire encore pour Grey, stupidement – à leurs préjugés. Il était scrupuleusement honnête, dédaigneux des fascistes et des bigots : Christopher Hitchens avec un appareil photo.
Vingt ans après qu’il ait photographié les Loving, Grey et moi fûmes envoyés en Afrique du Sud par LIFE. C’était en 1985, pendant les jours les plus sombres de l’apartheid. Nelson Mandela dépérissait toujours dans une cellule de Robbins Island, et les townships étaient en pleine insurrection. La question brûlante pour les Américains était celle du « désinvestissement » – est-ce que les entreprises américaines allaient continuer de soutenir un régime raciste en faisant des affaires avec lui ? Devait-on les forcer à quitter le pays ? Et comment rendre ces enjeux en images ? Nous cherchions comment faire – et puis nous sommes tombés sur un noir de 38 ans qui semblait résumer à lui seul nombre de contradictions à l’œuvre en Afrique du Sud. Le jour, Sam Mali avait un poste enviable de contremaître dans une usine General Motors à Port Elizabeth, supervisant une équipe qui comptait des blancs ; la nuit, il était un kaffir, forcé de porter une carte d’identité, exclu de certaines zones signalées par des panneaux « réservé aux blancs ». Il était forcé, avec d’autres noirs, de vivre dans un township sordide sans eau courante ni électricité.
Sam Mali était profondément déchiré – entre assurer son gagne-pain, et participer à « la lutte ». Il se sentait tenu de se rendre aux funérailles des activistes tués par la police – mais risquait son travail et sa vie ce faisant ; les informateurs de la police étaient partout. C’était un acte de courage ou de folie de se laisser photographier et voir par le monde entier. (Et une marque de foi d’accepter de le faire avec un Afrikaner, entre tous.) Et cependant, Grey, avec son don pour s’effacer et son humanité, mit rapidement Sam à l’aise. Après une semaine, on aurait dit de vieux amis.
Le reportage de Grey sur Sam Mali fût publié comme prévu. Quand je retournais en Afrique du Sud quelques mois plus tard, je fus abruptement convoqué au siège du gouvernement à Pretoria. Là, je fus confronté à l’adjoint du ministre des affaires étrangères du pouvoir raciste. Rouge écarlate, il brandit un exemplaire de LIFE – l’agitant dans les airs face à moi. « Ce sont des mensonges », cria-t-il, « et vous savez que ce sont des mensonges ! » Je me préparais à recevoir l’inévitable avis d’expulsion du pays qui allait forcément suivre. Mais il ne vint jamais.
Évidemment, même les architectes de l’apartheid comprenaient que les images de Grey Villet ne mentaient jamais.
Chris Whipple
Chris Whipple est PDG de CCWHIP Productions à New York. Il est producteur exécutif sur la série à venir sur PBS, The Gatekeepers, Untold Stories of the White House Chiefs of Staff.