Aline Manoukian, présidente de l’ANI (Association Nationale des Iconographes) est intervenue sur le thème : « les nouvelles règles iconographiques dans la presse » française lors du colloque « Révolution numérique : droit et solution pour la photographie » organisé par la PAJ, une association de photographes, d’auteurs et de journalistes.
« J’ai été photographe de presse pendant une quinzaines d’années et je suis iconographe indépendante depuis plus de dix ans . Dans de nombreuses rédactions françaises mes collègues journalistes m’expliquent que faute de diminuer le budget photo, ils se retrouveront tous au chômage.
Les photographies, autrefois choisies par les directeurs des services photo qui ne sont pas remplacés après les plans sociaux ou départ à la retraite, sont maintenant choisies par les directeurs artistiques, les rédacteurs et les maquettistes, souvent sans réelle culture photojournalistique. Toujours faute de budget, les iconographes sont mal rémunérés, en sous-effectif, acceptant de travailler dans ces conditions déplorables eux aussi sous peine de chômage.
Que faisons nous, iconographes, face à une telle réalité ?
Nous travaillons trop vite, donc nous travaillons mal. Nous cherchons du gratuit ou du bas prix malgré nous. Certains d’entre nous volent des images et collent des DR à tout va. De plus en plus souvent certains périodiques aussi bien pour la jeunesse que des magazines économiques, sortent avec 40% de photos gratuites, extraites du net ou transmises par des services de presse. Si nous ne le faisons pas, les maquettistes ou les rédacteurs s’en chargeront. Ils iront eux même trouver les images au hasard sur le net. Nous les mettons en garde contre d’éventuels procès qui leur coûteront plus cher que les photos. La réponse, « on prends le risque, il faut avancer. »
Nous fouillons aussi dans les bases de données des agences avec qui nous avons du préalablement négocier des tarifs. Pour des raison de survie,de plus en plus de ces agences sont réunies en bouquets : les services photos ont accès pratiquement au même corpus d’images et finissent par publier les mêmes photos.
Cette démarche non sélective et non qualitative a un résultat évident auprès des lecteurs: pourquoi acheter des journaux ou des magazines qui disent tous la même chose au même moment alors que le même contenu se trouve gratuitement sur internet ? C’est ce que pensent la majorité des lecteurs et des internautes. A tort ou à raison ?
Illustrations de tremblement de terre à Haiti ou au Japon, guerre en Irak, enfant prodige en Ukraine. Tous les terrains de guerre se ressemblent, tous les faits divers, les instants de vie ont des trames communes. Mais à quoi ressemble le Japon aujourd’hui ? Que sont devenus les Irakiens depuis le retrait des troupes américaines ? Il manque la narration qui les rend singuliers, il manque les histoires que les photographes racontent en suivant un sujet parfois pendant de longs mois, voire des années.
Pour les rares commandes aux photographes , c’est peu de temps, peu de frais, peu de rémunération. De temps en temps la presse acquiert des reportages réalisés en spéculation par de jeunes photographes sous payés, sous prétexte de visibilité en échange.
Même les photographes renommés doivent trouver en dehors de la presse les moyens de financer leurs projets. Ils acceptent de vivre en mode survie, sans débordement et sans confort, nourris essentiellement par la passion de témoigner et de raconter. Ils font presque du bénévolat.
Leur travail n’est plus visible dans la presse, il se réfugie dans les galeries, les festivals et quelques revues professionnelles.
A cause de cette recherche effrénée de photos gratuites sur les réseaux numériques, c’est non seulement la qualité photojournalistique mais aussi la crédibilité de la presse qui est soumise à caution. L’internet grouille de hoax, de fausses informations. Pendant la catastrophe de l’ouragan Sandy, quelqu’un ( en l’occurrence un journaliste) m’a parlé de requins dans les rues de New York. Il en était intimement convaincu car il avait vu l’image sur internet. Je donne cet exemple car il est récent. J’en ai des dizaines d’autres. On ne sait plus ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Les journaux les plus prestigieux font appel aux amateurs pour publier leurs images. Il existe même aujourd’hui une agence qui ne diffuse que de l’image amateur, Citizenside dont l’AFP diffuse la production.
Bien évidemment, les citoyens ont le droit de témoigner et de s ‘exprimer par l’image, et les supports pour diffuser leurs témoignages ne manquent pas. Ils peuvent les partager sur Facebook, des blogs, des sites, des forums, des tweets, Flickr, Instagram ou autres, mais ce qui est regrettable c’est que la presse utilise ces productions comme source d’information, sans garantie de fiabilité.
La « récupe » de photos comme l’on dit dans le métier, a toujours existé, le problème n’est pas là : le crash du Concorde, l’attaque sur la première tour du World Trade Center, et plus récemment, la Syrie quand les photographes n’y avaient pas encore accès. Mais de là à demander aux citoyens de devenir des journalistes, il y a une grande différence, pas seulement de crédibilité, mais de mise en danger des personnes poussées à prendre des risques.
Sait-on au moins combien de photojournalistes citoyens ont été blesses ou tués le téléphone portable à la main ?
En France, pour les sites internet que tous les titres de presse ont créé ces dernières années, les postes de directeurs photo et d’iconographes sont pratiquement inexistants. Des débutants « nés devant un ordinateur » sont embauchés. Car en plus de l’humain et de l’animal, une nouvelle espèce à fait son apparition : le Geek. Mais le temps qu’on arrive à combiner l’expérience et la culture photographique des anciens à l’agilité des Geeks, il va sûrement falloir attendre une décennie.
L’an dernier, deux grands magazines ont publié sur leurs sites des images de Bin Laden mort avant de les retirer. Personne n’avait pris le temps de vérifier la source de cette photo? La crédibilité de la presse est en jeu.
Cette attitude de plus en plus désinvolte vis à vis de la photographie couplée au manque de moyens, a aussi des incidences nocives pour le patrimoine photographique que constituent nos archives argentiques anciennes et récentes. Elles sont souvent numérisées en Inde ou ici par des stagiaires, sans formation ni culture. Les dates, lieux, identifications de personnes, sont approximatifs : Jean Jaurès identifié comme Léon Blum, la mort de Khomeini datée de 98 !
La soif d’information fiable du public est sous estimée par la presse.
Quand dans une rédaction photo j’entends « on prend le risque on avance » je repense au slogan qui ornait au Liban les rétroviseurs des chauffeurs de taxi.
« Papa ne te précipite pas, on t’attend » en d’autres termes, « ne roule pas trop vite, prends ton temps pour réfléchir, regarde où tu vas, sinon tu risques d’aller droit dans le mur et on ne te verra plus jamais ».
Aline Manoukian