Saisies au format carré en noir et blanc et en argentique, les spectaculaires célébrations visuelles du Nouvel An chinois par le photographe Hu Li, sont regroupées dans les 204 pages de son nouveau livre photo intitulé Plaine Centrale. Ce documentaire, réalisé sur un parcours d’une décennie, résume sa poursuite de ces pratiques ancestrales – entre païennes et religieuses, à travers les campagnes rurales de la province du Henan, qui rassemblent la foule, sous forme de pèlerinage, de procession, de défilé de carnaval avec fanfare et spectacles d’opéra en plein air, une tradition toute terre à terre des paysans qui veulent rendre grâce à leurs dieux pour les bonnes recettes de l’année passée et prier pour les riches récoltes à venir.
Danse du dragon et danse du lion, feux d’artifice et pétards, trompettes et tambours ce sont des composantes indispensables d’une cacophonie de tintamarre pour réveiller la nature hibernante, chasser les mauvais esprits et apporter les bons auspices. Chaque année, dans l’hiver sombre et froid, ces fêtes ardentes, éclatantes et bruyantes représentent l’énergie nécessaire pour le renouveau, pour rendre hommage à la fertilité et au cycle continu de la reproduction et de la croissance. Il y a dix ans déjà, Hu Li avait réalisé une réinterprétation créative du festival SHEHUO (fête du feu) traditionnel du Shaanxi au comté de Longxian, en mettant en scène des acteurs habillés de costumes d’opéra et aux visages peints selon les codes dans une sorte de Cosplay dans les champs couverts de neige, introduisant une dimension spirituelle dans l’art conceptuel ce qui est devenu très rare en Chine.
Le sinologue français Henri Maspero écrivait dans son ouvrage Mythologies de la Chine Moderne de 1928 : « On dit souvent que les Chinois ont trois religions, Confucianisme, Bouddhisme et Taoïsme ; et par là on n’entend pas que les uns sont taoïstes, d’autres bouddhistes, d’autres enfin confucianistes, mais que chaque Chinois individuellement est un fidèle des trois religions à la fois. C’est là une de ces idées fausses comme il en court tant sur la Chine. La réalité est tout autre. (…) Le peuple ne pratique ni les trois ensemble, ni chacun des trois séparément. Il s’est formé peu à peu, au cours des âges, une religion populaire qui leur a emprunté des traits divers à tous trois, mais qui en est nettement distincte et doit être considérée comme un système à part ».
C’est là qu’il est fascinant d’ouvrir le livre remarquable de Hu Li Plaine Centrale (Zhong Yuan) pour visualiser les observations du sinologue archéologue. Citons encore Maspéro : « Tous les êtres surnaturels, qu’on leur donne les titres de FO (Bouddha), PUSA (Bodhisattva), LUOHAN (Arhat), TIANJUN (Vénérable Céleste), XIAN (Immortel), DI (Empereur), HOU (Impératrice), WANG (Roi), etc., ou même le moins élevé de tous, SHEN (Dieu ou Déesse), sont de même nature et ne se distinguent guère les uns des autres que par le pouvoir plus ou moins étendu dont ils jouissent. » Les adorateurs se prosternent devant leurs idoles sans discrimination: on pourrait y rajouter un peu d’Animisme et de Shamanisme, plus le SHENG (Saint Confucius) et le Général GUAN, deux personnages clés des temples omniprésents dans les campagnes chinoises les Wen Miao et Wu Miao (Temple de la Littérature pour les lettrés confucéens et Temple des Arts Martiaux pour les militaires et pratiquants de KUNGFU).
Et ces êtres surnaturels sont tous révélés ici, en représentation, dans les images de Hu Li: ils sont déguisés, costumés, aux visages peints, ces danseurs et enfants-acteurs défilant sur des échasses comme pour se rapprocher plus près des dieux, et qui semblent par là même mandatés pour nous guider vers une dimension supérieure, à transcender le monde matérialiste. Battez tambour sonnez trompettes les chars fleuris de carnaval qui symbolisent des bateaux se mettent en branle, les batelières grimées en chanteuse d’opéra, un bataillon de mamies aux tambourins attachés à leur hanche se met en marche derrière deux grosses têtes en papier mâché, lesquelles attirent deux fillettes toutes excitées, tout comme ces spectateurs massés le long du parcours de l’acrobate qui fait « culbuter son papi » dans une série de roulades en avant appuyé sur une main (une tête de vieillard en chiffon attachée à l’arrière de son pantalon qui n’apparait que quand l’acrobate bascule tête en bas une jambe en l’air dans la roulade). L’ensemble des échassiers est particulièrement remarquable, notamment cette photo collective d’une rangée de neuf danseurs au repos calés sur le rebord d’une fenêtre chacun avec une expression différente, leur attitude et leur maquillage font penser à un groupe de musiciens rock (Kiss, Alice Cooper). L’immatériel règne avec la silhouette d’un échassier solitaire qui s’éloigne vers l’horizon, on dirait un ange avec ses ailes noires ou un esprit qui s’évapore.
Nous sommes bien ici dans l’arrière-pays de la Chine ; que ces traditions menacées persistent encore constituent un fait extraordinairement réconfortant dans ces villages et comtés au fin fond de la Chine, loin des cités à croissance rapide, l’humanité rejoint ici l’intemporel et l’universel.
Jean Loh
Jean Loh est un critique en photographie et commissaire d’exposition basé a Shanghai, en Chine.
Hu Li, Danser pour les dieux
Du 14 janvier au 30 mars 2017
Galerie Beaugeste de Shanghai
210 Taikang Rd, DaPuQiao,
Shanghai Shi
Chine, 200025