Durant ces trente dernières années, le nom d’Howard Greenberg a été associé à la grande photographie. Leader sur le marché de la photographie contemporaine, Greenberg s’est très vite affirmé comme l’un des piliers de sa scène new-yorkaise. Une sélection de sa collection personnelle est maintenant exposée pour la première fois au Musée de l’Élysée de Lausanne en septembre et à la fondation Henri Cartier-Bresson à Paris en janvier.
J’ai pu discuter avec Howard Greenberg la semaine dernière de sa collection. Je suis repartie de cet entretien éblouie par son enthousiasme contagieux, son amour de la photographie, et sa manière de décrire les travaux de certains de mes photographes préférés.
Elizabeth Avedon: Je me demandais pourquoi il a fallu si longtemps avant de montrer votre collection ?
Howard Greenberg: Tout d’abord, je dois dire que ma collection est vraiment personnelle. Certaines photos y sont très connues, la majorité beaucoup moins, certains me touchent pour des raisons personnelles.
J’ai débuté comme photographe moi-même, et je passais mon temps en chambre noire, j’étais très sensible au travail d’impression : certaines photographies sont là en raison de la qualité de leur impression. C’est une question de magie de la photographie.
Mais la raison probablement la plus importante est que je suis un marchand, j’ai une galerie. C’est problématique aux yeux des gens d’être un marchand et un collectionneur en même temps : vos clients vont peut-être penser que vous gardez les meilleurs œuvres pour vous-même. Ce n’est pas une bonne réputation à avoir et ce n’est pas vrai.
J’ai franchi cette ligne pour l’exposition du vingt-cinquième anniversaire de ma galerie, en publiant An American Gallery, Twenty-Five Years of Photography (Lumiere Press 2007). J’ai travaillé un moment sur cette occasion, sans trouver quoi présenter sans laisser des gens de côté. J’ai donc pris vingt-cinq photos de ma propre collection.
J’ai contacté Michael Torosian, qui détient Lumiere Press près de Toronto. Je collectionne ses livres depuis des années parce qu’ils sont entièrement faits main, et vraiment parfaits. Nous sommes devenus amis et je lui ai demandé de réaliser le livre anniversaire. L’exposition a résulté de notre collaboration sur le livre, où il m’a aidé à coucher mes idées sur le papier, pour parler de mon attachement à la photographie. Il a fait un travail formidable.
EA: Comment s’est présentée l’opportunité de montrer cette collection en Europe ?
HG: Sam Stourdzé, le directeur du Musée de l’Élysée, est un vieil ami. C’est un commissaire français brillant qui a monté des expositions de Lange, Brassai, et d’autres. J’ai travaillé plusieurs fois avec lui, notamment sur un livre et une exposition itinérante sur l’archive Leon Levinstein que je possède maintenant et que j’ai représentée auparavant pendant 25 ans.
Sam venait d’arriver à ce poste et on a parlé de ses shows à venir. Je lui ai proposé ma collection. Sam m’a répondu : « c’est une excellente idée, j’ai pensé à faire quelque chose comme ça. Je trouve que la contribution des marchands dans ce domaine n’est pas assez comprise ni reconnue. ».
Lui et Anne Lacoste, la conservatrice du Musée de l’Élysée, sont venus chez moi de Suisse. C’était un moment merveilleux, parce qu’ils ont été vraiment époustouflés par ma collection. Sam m’a dit que les photos étaient encore plus impressionnantes en vrai, et je l’en remerciais, parce que c’est exactement ça. Il faut voir les photos, les sentir, les toucher.
EA: Comment s’est passé le processus de sélection ?
HG: En raison de la taille du musée à Lausanne, ils ont dû faire des coupes assez franches. Évidemment, j’y ai contribué, mais j’avais décidé de laisser les commissaires faire leur travail. Je pense qu’il y a autour de 120, 125 photographies à Lausanne, et à peu près 90 à Paris. J’ai quelque chose comme 400 photos chez moi, alors les photos les plus personnelles ou les plus exotiques ne sont pas présentées. Sam et Agnès [Agnès Sire, directrice de la fondation Henri Cartier-Bresson] ont une perspective différente de la mienne sur l’histoire de la photographie ; ils ont présenté en priorité ce qui plairait à leur public, les photographes et les clichés connus. Ce sera une exposition merveilleuse. Mais je ne sais pas si elle représentera réellement ma collection ou ma personnalité.
EA: Qu’est-ce qui vous a poussé à sélectionner les photos que vous avez choisies ? Plutôt l’image, le photographe, ou la recherche de l’impression parfaite ?
HG: Un peu tout. Pas nécessairement le photographe, même si beaucoup de mes images sont réalisées par des photographes que je connais ou représente. Certaines de leurs photos me sautent aux yeux, ça arrive souvent. Je ne cherche pas pour autant à avoir mon ceci ou mon cela, je ne suis pas attaché au nom. Je n’ai pas de Steiglitz ; je n’ai pas de Man Ray ; je viens d’acheter une Arbus, mais je n’en ai pas eu pendant longtemps. Beaucoup des photographes les plus convoités, je ne les ai pas dans ma collection. J’ai quelques grands Steichen, mais c’est parce que j’ai eu la chance d’être le seul à représenter la collection de Joanna Steichen.
Ce n’est pas une histoire encyclopédique de la photographie, rien de semblable. C’est une combinaison de facteurs. C’est la magie de la photographie, quand la bonne image imprimée de la bonne manière vous touche.
J’aime la photographie humaniste ; ses photographies parlent beaucoup des gens. Mais j’aime aussi le modernisme, et je trouve que même si ses clichés peuvent être purement abstraits, on y trouve beaucoup de chaleur et de personnalité. Je parle en particulier du modernisme tchèque que je trouve humaniste même s’il est abstrait.
EA: De quels photographes parlez-vous ; Drtikol, Sudek, Koudelka?
HG: Eh bien Koudelka est différent. Il arrive après la guerre. J’ai deux incroyables photos de lui dans ma collection. Sinon, oui, Sudek, Drtikol, Rössler, Funke, Schneeberger, c’est d’eux que je parle. J’en ai huit ou neuf dans ma collection. Sudek est très important pour moi. J’ai fait quatre expositions de lui. J’ai acheté et vendu peut-être trois cents photos de lui au fil des années. J’aime Sudek.
J’ai beaucoup de photographies de musique, parce que j’aime beaucoup la musique. D’autres de sport, parce que j’étais un joueur de baseball quand j’étais jeune. Je joue au golf maintenant et j’ai quelques photos de golf. Quand mes enfants étaient jeunes, j’ai acheté beaucoup de photos avec des enfants. Donc j’ai deux ou trois Helen Levitt. J’ai une Julia Margaret Cameron avec un bébé. Je me permet de collectionner pour des raisons très personnelles et ce doit être la bonne photo au bon moment.
EA: Quand vous parlez de photographies de sport, à quoi pensez-vous ? Peut-être la série American Sports de Tod Papageorge ?
HG: Je pourrais, mais c’est une recherche plus intellectuelle. C’est plus quelque chose comme Jackie Robinson glissant jusqu’à sa base, parce que je l’ai vu petit et que j’en étais dingue. J’ai une magnifique impression d’époque de Ralph Branca qui était le lanceur lors du home run le plus célèbre de tous les temps, celui de Bobby Thompson ; on le voit dans les vestiaires, abattu et prostré. Une image qui était gravée dans ma mémoire depuis mon enfance, et sur laquelle je suis tombé un jour, par hasard.
EA: Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par photographie humaniste ?
HG: Le terme que j’utilise plus volontiers est « photographie du monde réel ». Le « monde réel » parle souvent des vrais gens, ce sont Cartier-Bresson, Julian Smith, etc. Beaucoup de ceux que j’ai montrés en galerie, la photographie du milieu du vingtième. Beaucoup de New-yorkais. J’aime ce genre de travail.
EA: Y a-t-il des photos qui vous appartenaient que vous regrettez d’avoir vendues ?
HG: Des douzaines de photographies que j’ai eues dans ma galerie et que j’ai vendues en pensant : « J’aimerais la garder mais je ne peux pas. » Il y a quelques photos, pas beaucoup, que j’ai vendues à partir de ma collection à contrecœur. Il y a tellement de photos merveilleuses dans le monde et tellement dans ma vie, qu’elles soient sur les murs de ma galerie ou chez moi, j’ai donc appris à ne pas être trop insatiable. Vous devez parfois laisser les objets vous quitter et ce n’est pas grave parce que vous pouvez les remplacer. Il y en a eu, oui, mais ça ne m’empêche pas de dormir.
Beaucoup des photographies de ma collection sont d’abord vendues à des clients qui veulent plus tard s’en séparer. Je préfère alors payer le cliché très cher plutôt que de le laisser m’échapper à nouveau. Il y a peut-être quinze ou vingt photos qui sont vraiment spéciales. Je les ai payées cher, et elles ne me quittent pas.
Vous ne pouvez pas aimer la photographie sans aimer Atget. J’ai deux Atget, très différentes. J’ai quelques Dorothea Lange, six ou sept. J’ai une très belle impression de Migrant Mother avec une longue description de sa main au dos. J’ai une variante de White Angel Breadline qui a été faite juste avant ou juste après. Elle est vraiment très différente, c’est impressionnant. Elle est dans le show, vous pourrez la voir.
J’ai une petite impression merveilleuse que j’ai achetée dans une autre galerie de Funeral Cortege, elle est dans An American Gallery, j’y explique pourquoi je l’ai. J’ai aussi Plantation Overseer And His Field Hands. Le propriétaire blanc, les anciens esclaves, leurs relations ; cette photo a une sorte de symbolisme universel.
Je crois vraiment dans le fait de collectionner comme je l’ai fait. C’est de cela que parle le livre. Il y a vingt-cinq photographies différentes, et ce que j’ai à dire à propos de chacune d’entre elles. Pour moi, le livre a été un succès parce que de nombreuses personnes l’ont lu et elles ont compris ma sensibilité et pourraient faire de même ; c’est le point important. Je trouve que cela donne aux gens une certaine liberté dans leur pratique de la collection. C’est pourquoi je veux partager mon expérience. Je crois vraiment au plaisir qu’on en retire. Bien sûr vous devez le faire selon vos moyens ; mais vous devez aussi le faire selon vos propres raisons et pas celles des autres. C’est l’antithèse de ce que font les collectionneurs modernes, les chasseurs de trophées, qui prennent des consultants. Non, vous devez faire ça par amour. Pour enrichir votre propre vie.
EA: Quelle est la plus vieille photo de votre collection ?
HG: Quand j’ai démarré à Woodstock, je collectionnais les images stéréoscopiques, les vieux appareils, et les daguerréotypes – j’en possède encore quatre ou cinq, par pure nostalgie. Je n’ai pas collectionné beaucoup de matériel du dix-neuvième siècle. Non par goût, mais pour des questions d’opportunités et de parcours. Les meilleures occasions se présentent souvent par hasard, et c’est plutôt rare en ce qui concerne cette période. J’ai une Julia Margaret Cameron d’environ 1860. C’est une photo que je voulais, mais il y a peut-être dix photos de cette époque dans ma collection. J’ai eu également une photo de Fox Talbot de 1840, mais je ne l’ai pas gardée très longtemps.
Je me sens comme un jeune photographe pour sa première exposition ! Tout ce processus m’a rajeuni. Ces photos veulent dire beaucoup pour moi. Chez moi, je les regarde tout le temps, je les partage, elles représentent en partie ce que j’ai pu faire de mieux. J’ai toujours pensé que le moment de présenter ma collection arriverait et maintenant cela devient une réalité.
Howard Greenberg, Collection
Du 21 septembre 2012 au 6 janvier 2013
Commissaires : Sam Stourdzé et Anne Lacoste
Musée de l’Elysée
18, avenue de l’Elysée
1014 Lausanne – Suisse
Tél. ++41 21 316 99 11
Fax ++41 21 316 99 12
Mail : [email protected]
Howard Greenberg, Collection
Du 15 janvier au 28 avril 2013
Fondation Henri Cartier-Bresson
2 Impasse Lebouis
75014 Paris
Tel: ++33 1 56 80 27 00
Un catalogue est publié à cette occasion aux Editions Steidl, 224 p., 145 planches, entretien d’Howard Greenberg avec Sam Stourdzé. La publication a reçu le soutien du Cercle des Amis du Musée de l’Elysée.