En cette fin d’année 2013, l’hôtel Bogota situé au numéro 45 de la Schlüterstraße à Berlin-Charlottenburg doit fermer ses portes. Il laisse derrière lui cent ans d’histoire, vécus en étroite relation avec la scène artistique berlinoise.
Dans cet hôtel plutôt vieillot mais particulièrement chaleureux et décoré d’œuvres à tous les étages, on pouvait encore dormir, selon le choix de la chambre, pour quarante euros à deux pas de la luxueuse avenue commerçante du Kürfurstendamm, soit les Champs-Elysées berlinois. Le bâtiment fut construit en 1911 comme immeuble d’habitation et devint, au fil des décennies, un témoin important des évolutions culturelles et politiques de la capitale allemande.
Pendant la République de Weimar, des personnalités comme l’entrepreneur et mécène Oskar Skaller y vécurent. Son appartement du rez-de-chaussée fut un lieu de rencontre pour les artistes et politiciens et il y organisa des soirées dansantes lors desquelles il fut venir des musiciens de jazz, notamment le clarinettiste Benny Goodman.
A partir de 1934, la photographe de mode et portraitiste allemande Yva (née Else Ernestine Neuländer-Simon en 1900 à Berlin) fixe sa résidence et son atelier aux quatrième et cinquième étages de l’immeuble. Elle accueilli les mannequins dans son studio et c’est sur le toit du bâtiment qu’elle réalisa ses premiers essais de photographie couleur. Helmut Neustädter, devenu Helmut Newton, n’a que 16 ans quand il devint son élève. Il travailla deux ans à ses côtés, de 1936 à 1938, avant de fuir l’Allemagne nazie vers Singapour puis l’Australie.
Yva est d’origine juive et subit la répression : elle reçoit une interdiction de travailler et doit fermer son studio en 1938. Convaincue qu’Hitler ne restera pas au pouvoir, elle reste malgré tout en Allemagne et ne se décide que quatre ans plus tard à émigrer aux Etats-Unis. Son mari Alfred Simon et elle seront arrêtés par la Gestapo au moment de leur départ et déportés au camp de concentration de Majdanek où ils seront assassinés cette année là (1942). Ses archives photographiques furent détruites lors de bombardements quelques temps plus tard à Berlin.
Le régime National Socialiste investi le bâtiment de la Schlüterstraße 45 à partir de 1938 et y installa la « Reichskulturkammer » (Chambre du Reich pour la culture) dirigée par Hans Hinkel, ayant pour mission de promouvoir l’art aryen et de dénoncer l’art « dégénéré ». Le rez-de-chaussée (ancien logement de Oskar Skaller) fut transformé en salle de projection, un salon du deuxième étage en bureau du directeur et dans la cave furent conservés les tableaux pillés par le régime.
Après la seconde guerre mondiale, de nombreuses archives du régime nazi y ont été retrouvées et étudiées pour établir la vérité. Le quartier était alors sous occupation britannique.
C’est en 1964 que commence l’histoire de l’hôtel à proprement parler. Un certain Heinz Rewald, qui avait émigré en Colombie dans les années 1930 avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, revient à Berlin et ouvre un hôtel aux quatrième et cinquième étages de l’immeuble, du nom de « Bogotá » sa ville d’accueil. Les étages en-dessous abritent d’autres pensions qu’a petit à petit regroupées Heinz Rewald jusqu’en 1967 où l’hôtel Bogota prit sa forme actuelle. En 1976, Steffen Rissmann en devient le gérant, puis son fils Joachim Rissmann, à partir de 2003.
Des années 1980 à 2000, l’hôtel loge de nombreux artistes, parmi des touristes ou des hommes d’affaire. Les clients, touchés par l’histoire du lieu, sensibles au charme des murs et de son directeur, deviennent très fidèles. Musiciens, stars de cinéma ou photographes ont leurs habitudes : René Burri (chambre 333), Helmut Newton (chambre 418), Rupert Everett (chambre 433), Anna Schygulla…
En 2008, Mario Testino réalise pour VOGUE une série de photos de mode dans l’hôtel avec Keira Knightly.
Dans le souci de faire perdurer l’histoire du lieu et par soutien envers la création contemporaine, son directeur Joachim Rissmann créa en 2004 « Photoplatz » en développant un programme d’expositions de photographie au sein de l’hôtel. Jusqu’à six expositions monographiques ou thématiques furent présentées chaque année entre 2005 et 2013 (http://.photoplatz.de). Par exemple, une exposition de Michael Ackermann, Jerry Berndt et Adam Cohen intitulée « Nacht » en 2011.
Monsieur Rissmann fait beaucoup pour la maison et pour ses résidents. Il dit « My philosophy, and the motto of this hotel, has always been ‘live and let live’ ». Il n’en est cependant pas le propriétaire… Endetté et n’ayant pu trouver de compromis pour un paiement échelonné avec le propriétaire Thomas Bscher, l’hôtelier se voit aujourd’hui obligé de quitter les lieux.
Pendant l’année 2013, beaucoup de personnes se sont mobilisées pour tenter d’assurer l’existence de l’hôtel et surtout de conserver l’accès du bâtiment au public. Le monument est en effet classé depuis vingt ans ; malgré cela il abritera bureaux et boutiques d’ici peu. L’immeuble, sa façade mais ses intérieurs voués à disparaître ont une histoire unique.
Ce n’est pas le seul lieu d’histoire et de culture qui créé le débat et oppose les acteurs berlinois (artistes, urbanistes, politiques, investisseurs…) ces temps-ci. Le centre pour la photographie C/O Berlin a déménagé du quartier central de Mitte l’an dernier et on croise encore les doigts pour sa réouverture. Ni la ville « pauvre mais sexy », ni l’état (fédéralisme, oblige ?) ne se décident à engendrer des moyens pour conserver à tout prix.
Clap de fin.
Le 22 septembre 2013, une vente aux enchères de photographies a été organisée grâce au don de plus de 90 artistes dont Michael Ackerman, René Burri, Stéphane Duroy, Leonard Freed, André Kirchner, Oliver Mark, Rudi Meisel, Vera Mercer, Gerhard Kassner, Ursula Kelm, Robert Newald, Just Loomis, Martin Parr et Beat Presser.
En détails : http://fotoaktion-bogota.de
Dimanche 8 décembre, 55 photographes berlinois – membres du projet artistique KLEISTER dont certains font partie du collectif PARIS BERLIN FOTOGROUP ( www.fotoparisberlin.com/blog ) – sont venus recouvrir les murs du quatrième étage de leurs images, pour sept dernières journées d’hommage : http://kleister-now.de
Le 15 décembre 2013, les portes sont closes.
Le 21 février 2014, la maison de vente Auctionata mettra en vente une soixantaine de pièces sélectionnées au sein de l’hôtel : la chambre complète dans laquelle l’acteur Rupert Everett restait quand il était à Berlin ou un tirage du célèbre portrait de Che Guevara par René Burri, par exemple.
Les enchères se feront en ligne : http://auctionata.com
Hotel Bogota
Schlüterstraße 45
D-10707 Berlin
Allemagne
http://www.bogota.de