La photographie a fait couler beaucoup d’encre, depuis l’annonce de son invention, en 1839, jusqu’aux développements les plus récents des techniques numériques. Une histoire de cette activité critique restait à écrire et une question à être posée : comment la critique photographique se distingue-t-elle de la critique d’art ? De Charles Baudelaire à Roland Barthes, Walter Benjamin à Susan Sontag, d’Hervé Guibert à Georges Didi-Huberman, ce livre propose un parcours à travers les débats et questionnements multiples, suscités par ce moyen d’expression et de représentation qui ne cesse d’évoluer et d’interroger la réalité.
Franco Vaccari (1936) confiait au journaliste Marc Lenot dans un entretien inédit : « Roberta Valtorta, la directrice du Musée de la photographie contemporaine en banlieue de Milan, dit que je suis un des seuls, avec Jeff Wall, Victor Burgin et Gottfried Jäger, à avoir fait à la fois un travail théorique et pratique. Le premier essai qu’elle a écrit sur moi, en 1980, s’intitulait Au cœur de la catastrophe sémantique. »
Vaccari, photographe et essayiste italien, est le fils d’un photographe de quartier. Il a d’abord étudié la physique à Milan avant de se consacrer à la photographie. Il a pratiqué, en particulier avec ses « Expositions en temps réel », une photographie conceptuelle et expérimentale questionnant le rapport avec l’appareil et la représentation photographique de la réalité. Parmi ses 37 expositions, de 1969 à 2007, son œuvre la plus connue reste sans doute l’« Exposition en temps réel n° 41 » à la 36e Biennale de Venise, en 1972, où les visiteurs utilisaient un photomaton qu’il avait fait installer dans une salle d’exposition, puis laissaient leurs portraits sur les murs de la salle.
Il a écrit plus de vingt ouvrages, dont son manifeste La Photographie et l’inconscient technologique (seul ouvrage traduit en français) où il se révèle l’un des premiers à prendre conscience de la nouvelle situation du flux d’images qui nous entoure et du « bruit visuel » qui en résulte. Dans le même entretien réalisé avec Marc Lenot, il précise son concept : « Tout d’abord, ça ne vient pas de l’inconscient freudien ou jungien, mais de l’inconscient optique de Walter Benjamin (ce qui est révélé par l’appareil mais que l’œil ne perçoit pas) et aussi de l’inconscient chez Claude Lévi-Strauss (le sens caché derrière l’arbitraire apparent), il ne s’agit pas de l’émotion, de l’émergence de ce qu’on a oublié, mais il s’agit d’un inconscient de production. » La critique italienne Nicoletta Leonardi utilise à son sujet le terme de « Meta-critic Art ».
Cela pourrait aussi correspondre à la recherche de Gottfried Jäger, né en 1937. Photographe et enseignant, il a fait ses études à l’École technique supérieure de Photographie de Cologne. En 1960, il devient lui-même enseignant en technique au « Centre d’apprentissage artistique de Bielefeld ». En tant qu’artiste, il développe, s’intéressant à la photographie expérimentale et au photogramme, le concept de « Generative Photography ». À travers ses séries d’images, il y explore les mécanismes de la vision. Dans les années 1970, il généralise sa théorie en proposant l’idée d’art « apparatif ». Passionné de couleur, il fonde une école de photographie à Bielefeld, qui a tenu un rôle dans le développement de cet art en Allemagne, avant d’être concurrencée par l’école de Düsseldorf. Il fait connaître sa pensée grâce à des conférences et à des interventions universitaires. Son essai La Photographie génératrice d’images, demeure une référence en matière de photographie expérimentale. Et en 2004, il avance le concept de photographie concrète qui développe les potentiels picturaux de l’image dans des pratiques auto-réflexives et autoréférentielles.
Une quête semblable se retrouve chez Aïm Deüelle Lüski, appartenant à une autre génération, puisque né en 1951 en Israël, qui se revendique artiste et philosophe. Formé par les maîtres de la « French theory », Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss et Gilles Deleuze, il intervient depuis 1983 à l’université de Tel Aviv et dans différentes écoles d’art de son pays. À la recherche d’une philosophie de la surface, il travaille sur une déterritorialisation de l’imagerie. Construisant ses propres machines de prise de vue, il considère que l’image doit trouver ses formes organiques en lien avec le corps de l’artiste comme avec celui du spectateur. La multiplicité des points de vue engagés, la contingence du dispositif et l’assemblage sur la même pellicule de différentes visions remettent en cause toute idée pseudo-naturelle de la réalité.
Une entre-critique
« Je continue à me penser comme une sorte de philosophe déplacé. Je n’invente pas de concepts, j’essaie de les déplacer. » Ce qu’Hubert Damisch (1928) déclarait dans un entretien avec le Oxford Art journal, on peut le rapprocher de l’attitude du philosophe Slavoj Zizek (1949) dans La Parallaxe. Il invite à une analyse qui opère un léger changement de vision selon un axe à peine modifié, qui décale le propos critique dans les domaines artistiques ou contre-idéologiques.
Les artistes réunis ici partagent cette méthode comparatiste ou la détournent selon la discipline qu’ils engagent aux côtés de leur pratique de l’image. On pourrait citer parmi eux Alan Sekula (1951-2013), avec son essai Photography against the grain (1983). Christian Milovanoff qui, dès Le Louvre revisité, a engagé une pratique critique de l’image et l’a poursuivie par son dialogue avec la peinture et le cinéma. Denis Roche (1937-2015), en théorisant sa propre pratique d’écriture et de photographie, fraye avec la littérature telle qu’il l’a initiée avec ses complices de Tel Quel, puis en tant qu’éditeur de la collection « Fiction et Cie », au Seuil. Victor Burgin (1941) a entamé un dialogue avec la publicité dès la fin des années 1970. Il l’a prolongé avec la peinture. Jeff Wall (1946), quant à lui, a glissé ses créations dans les marges de la grande histoire de l’art. Il appuie sa création sur des œuvres de l’histoire de l’art qu’il revisite, avec une pratique proche du cinéma, et qu’il met en perspective dans ses écrits.
Victor Burgin, artiste visuel, écrivain et professeur d’université, mène un travail artistique et théorique sur l’image envisagée dans ses relations avec les contextes sociaux et politiques. Il mêle deux théories presque antagonistes, l’une largement sociologique dans la tradition de la critique anglo-américaine, et l’autre plus lacunaire et sémiologique dans la lignée de Roland Barthes. Il a étudié la peinture et les arts plastiques au Royal College of Art de Londres et a pris part à des expositions majeures comme « When Attitudes Became Form », en 1969, ou « Three Perspectives on Photography », en 1979.
Après avoir réalisé des œuvres nourries par l’art conceptuel, il se consacre à des pratiques mixant photographies et textes qui revisitent les genres de la publicité, de la mode, du reportage ou de la propagande. Montrant les articulations entre formes de pouvoir et sexualité, il expose dans ses recherches les liens entre les médias, la culture et l’art en un mélange de rigueur conceptuelle et d’élégance poétique, Dans « L’adieu à la photographie » paru dans Art Press, en 1988, il renonce à la photo pour passer à l’image de synthèse et à la vidéo.
Son livre le plus célèbre, Thinking Photography, publié en 1982, instaure une nouvelle analyse idéologique ; elle se poursuit dans In different Spaces: Place and Memory in Visual Culture (1996).
Avec Arnaud Claass, Christian Milovanoff (1948) est l’un des deux premiers artistes-enseignants de l’École de la Photographie d’Arles (ENSP), un établissement reconnu supérieur par le ministère de la Culture, trente ans après sa création en 1982. Après des études de sociologie et d’ethnologie, il se consacre à la photographie dès 1976. Si la critique du Monde Claire Guillot opposait leurs deux démarches au nom des catégories « du sensible et de l’intelligible », il est préférable de rappeler que le premier a défendu une pratique directe de l’image quand le second s’est consacré à des fictions documentaires.
À l’ouverture du Centre Georges Pompidou, lors de l’exposition « Paris-New York » (1977), Milovanoff découvre, avec Alfred Stieglitz (1864-1946) et sa série des Nuages, « qu’une photographie pouvait être autonome (rigoureusement construite), sans hors-champ, un ensemble mu par des forces centripètes, mais en même temps relativement autonome car appartenant à une série. Je n’ai considéré alors la photographie et son histoire que sous ces deux paramètres qui étaient en quelque sorte des fondamentaux dont on ne pouvait se départir ».
Le second choc esthétique qu’il revendique se situe en 1988 : la découverte de Jeff Wall à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (IAC) le confirme dans sa conviction que la photographie, plurielle, appartient à l’histoire de l’art. Il en tire la conclusion que la critique se doit de converser avec les autres formes artistiques sans trop chercher à établir un territoire autonome. Il souhaite penser la photographie américano-européenne au regard d’autres expériences plastiques internationales. C’est ce qu’il a dispensé à travers ses cours, ses articles et également les leçons de photographie qu’il a pu donner en public au théâtre antique d’Arles. Grand passeur, sa devise pourrait s’énoncer ainsi : « il faut VOIR, RECEVOIR pour que les critiques puissent REVOIR ».
Denis Roche, écrivain, poète et photographe, est l’un des représentants du courant de la « photo-autobiographie ». Son essai-fiction sur la mort, Louve basse (1976), se clôt sur une série d’autoportraits vus de dos. Il créera de nombreuses images en se montrant dans ses « Aller Retour dans la chambre blanche », autoportraits au déclencheur à retardement, pour rejoindre son épouse Françoise Peyrot. En 1980, il fonde, avec Gilles Mora, Bernard Plossu et Claude Nori, les Cahiers de la photographie. La même année son essai Dépôts de savoir & de technique, publié dans sa collection « Fiction & Cie » du Seuil, marque son approche théorique, poursuivie par la publication de La Disparition des Lucioles (réflexions sur l’acte photographique), en 1982. Il revendique l’indépendance de la photographie : « Il faudrait d’abord accepter l’idée que la photographie ne soit le décalque ou le substitut de rien, qu’elle soit son propre sujet et que ce sujet seul soit son étude, sa définition, sa visée. » Il recherche sa spécificité par rapport aux autres arts : « Il y a une “littérature” de la peinture, et vice versa, une “littérature” de l’histoire, et vice versa, une “littérature” de la politique, et vice versa, une “littérature” de la religion, et vice versa, une “littérature” de la psychanalyse, et vice versa ; il y a même une “littérature” de la littérature, et vice versa. Mais de même qu’il ne saurait y avoir de photographie de la littérature, il ne saurait y avoir de “littérature” de la photographie, car la “littérature” de la photographie, c’est la photographie elle-même. » (La Disparition des Lucioles, 1982).
En 1991, une sélection de ses œuvres examine le temps de la photographie sous le double concept « Ellipse et laps ». Dans Le Boîtier de mélancolie (1999), il propose son propre parcours dans l’histoire du médium, montrant sa filiation avec d’autres grands artistes purement photographes.
Le photographe canadien Jeff Wall, né à Vancouver en 1946, a été fortement marqué par l’art conceptuel. Auteur d’une thèse sur le mouvement dada, il enseigne l’histoire de l’art au Canada. Ses photographies de grand format sont, depuis les années 1970, exposées dans des caissons lumineux hérités de ceux de la publicité et donc de la société de consommation. Fortement influencées par le style documentaire, elles sont en réalité, à la manière d’une mise en scène cinématographique, soigneusement élaborées, et nécessitent souvent de longs préparatifs. Une photographie peut agréger une centaine de prises de vue avant d’obtenir le résultat escompté. Jean-François Chevrier qualifie cette pratique de « ciné-photographie ».
S’ils paraissent à première vue tirés de la réalité, les faux instantanés de ses tableaux photographiques dégagent une atmosphère d’étrangeté : les gestes figés des figurants, totalement fabriqués, semblent répéter une absurde chorégraphie quotidienne. Les apparences étant toujours trompeuses, le photographe invite le spectateur à remettre sans cesse en cause sa perception de la réalité.
L’objectif de Jeff Wall est de peindre la « vie moderne » tel que le fit avant lui Édouard Manet (1832-1883) dont il cite le tableau Un bar aux Folies Bergère (1881-1882) dans Picture for women (1979). Face à un miroir, le photographe se reflète à côté du modèle, tenant le déclencheur souple de sa chambre grand format. Le processus d’élaboration de la prise de vue est ainsi mis en abyme. D’autres œuvres font explicitement référence à Eugène Delacroix (1798-1863), Théodore Géricault (1791-1824) ou Antoine Watteau (1684-1721). L’ambition première du photographe est de traiter des grands problèmes traditionnels de la représentation picturale dans une pratique critique.
Le plus souvent, les œuvres de Jeff Wall ne transmettent pas de message clairement identifiable. C’est le cas de Milk (1984), l’une de ses œuvres les plus publiées : un homme assis devant un mur de briques agite un pack de lait qui gicle, la traînée liquide figée oriente notre regard vers la gauche et une fenêtre vide qui ne délivre aucune information. Le sens de ce geste reste totalement mystérieux. Comme le remarque Marc Lénot : « En refusant de raconter une histoire, mais en composant ses photos avec science, Jeff Wall nous laisse aller là où notre imagination nous entraîne, mais ne nous y conduit pas. »
Cette œuvre aussi fascinante que déconcertante encourage toutes les spéculations, elle sollicite sans cesse notre sens critique, sans jamais apporter de réponse. Si ce n’est que ses écrits apportent des précisions théoriques.
Jeff Wall écrit de façon théorique sur sa propre pratique à partir de laquelle il extrapole. Dans Gestus, il évoque les micro-gestes qu’il scénarise dans ses prises de vues, quand Photographie et intelligence liquide lui permet à partir d’une analyse de sa célèbre forme-tableau, Milk, d’ouvrir à différentes formes de connaissances. Un de ses articles « La mélancolie de la rue : l’idylle et le monochrome dans le travail de Ian Wallace, 1967-1982 » accompagne lors d’une exposition un des artistes de l’école de Vancouver qu’il défend au même titre que l’artiste canadien Roy Arden (1957). Il a aussi développé ses thèses grâce aux entretiens, dont plusieurs menés avec Jean-François Chevrier. Dans « L’Académie intérieure », en 1990, il précise : « L’intériorisation des méthodes académiques fournit un terrain pour l’exercice d’un art anti-académique, pour un art radical, un art critique. Tout art qui se veut critique doit savoir qu’il ne peut traiter sa matière sans être complice de la chose même qu’il critique. »
Christian Gattinoni
Christian Gattinoni est enseignant à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles depuis 1989. Pratiquant écriture et photographie depuis le milieu des années 1970 il a mené tout un cycle d’images sur la mémoire de l’histoire du XX° siècle à travers l’hommage à son père en tant que seconde génération. Il partage son temps entre la critique d’art, le commissariat d’exposition et la pédagogie de l’image.
Yannick Vigouroux
Yannick Vigouroux est diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Il est critique d’art, commissaire d’expositions et photographe. Dans la même collection, il a publié, avec Christian Gattinoni, La photographie contemporaine(2009), La photographie ancienne (2012) et La photographie moderne (2013).
Si vous avez manqué les deux premiers épisodes consacrés à ce livre, cliquez ici et ici.
Histoire de la critique photographique
Publié par les éditions Scala
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