Inspirée par l’héritage de voyage de la Maison, la collection Fashion Eye de Louis Vuitton évoque des villes, des régions ou des pays à travers les yeux de photographes de mode, des talents émergents aux légendes de l’industrie. Chaque titre de la série comprend une vaste sélection de photographies grand format, ainsi que des informations biographiques et un entretien avec le photographe ou un essai critique. Après Louis Vuitton City Guides et Travel Books, cette troisième collection présente la photographie de voyage sous un angle mode, car les photographes choisis insufflent une vision unique aux grandes villes, aux contrées lointaines ou aux destinations de rêve.
L’Inde de Henry Clarke est une cité perdue. Le voyage du photographe pour Vogue, censé habiller les pages de décembre 1964, fait de ce numéro de fête un ticket d’exotisme. Il se rendra par la suite plusieurs fois sur place. À ce moment le tourisme prend une grande inspiration, les territoires ne sont pas tous connus et l’appétit du monde n’est plus réservé aux grands explorateurs. Les évocations d’ailleurs se font lignes éditoriales, et les photographes, en missionnaires du loin, participent lors de grands reportages à élargir les confins. L’approche de Henry Clarke se veut davantage suggestive. Il ne dit rien ou très peu de la société d’alors et tranche avec les différents tons souvent accordés à ce pays : pigments joyeux, misère lancinante, divinités sympathiques, pulsations démographiques… Il cristallise tout de même un orientalisme léché, où la suggestion vient déranger l’imaginaire. La recherche d’espaces vides et monumentaux sert à combler tout ce qu’un lecteur des années 60 peut attendre. La sensualité de femmes fatales que l’on pense volontiers espionnes ou déesses, les miracles architecturaux, les ornements de palais sincères et quelques paysages au loin caressent les fantasmes. L’Inde prétexte devient terrain de jeu. Un décor approprié.
Les lieux sont habités comme des musées autonomes. La cité de Fatehpur-Sikri fait apparaitre les mannequins comme des gardiennes menaçantes, prêtes à bondir ou tapies dans l’ombre, avec un côté interdit. Dans les palais de Jag Mandir, Jaisamand ou Jag Niwas, elles supportent le standing, tantôt princesses ennuyées sur de petits canapés, tantôt joueuses, se rêvant transportées par les statues d’éléphants. Posées comme des offrandes colorées sur les reliefs divins de la galerie des dieux à Jodhpur, elles fixent tout droit l’objectif comme des menaces blasphématoires, odieuses et intraitables sur leur écrin de nacre. Le rapport à l’espace se précise alors, ces lieux, souvent pris en plans serrés, par détails, poursuivent la démarche de l’Inde en pointillés. Il s’agit de « faire goûter » par tranches délicieuses de visions alléchantes un ailleurs complexe que l’on cherche à dépeindre par le mythe. Une puissance de l’Inde se dégage alors, on présume la civilisation antique, la spiritualité évidente, une virtuosité dans les techniques et des paysages, pas tout à fait perses ni tout à fait Asie de l’est. L’unique se précise, rendu visible par des femmes à la hauteur des lieux car simplement gracieuses.
Une femme élancée supporte de ses bras nus l’une des nombreuses colonnes du Mandore Garden. Un turban lui sert également d’habit, cachant ses seins et ses fesses. Voilà la méthode Henry Clarke : jouer avec les codes, extrapolés sensuellement. Les mannequins aux postures iconiques sont habillées de couleurs que l’on s’imagine locales, enturbanées sexy, les pieds nus ou sublimés de chaussures à perles. Parmi les références esthétiques, il y a du blanc immaculé quasi-colonial et du traditionnel revisité. Des couronnes de fleurs jonchent négligemment les palais vides comme si les rituels n’avaient plus le temps. Ce temps est pris en étau par ces habits sophistiqués qui se meuvent dans les monuments sans âge. Il y a aussi les postures la plupart du temps contemplatives, comme pour faire hommage à un décor qui dépasse ses fonctions. À prendre ces clichés comme des scènes, on s’imagine un film, Fritz Lang plein couleur ou Le Mépris explosé en latitudes. Un esthétisme total, mélange de positions grecques, égyptiennes qui rappellent à un même projet : la mystification.
Ces photos datent bien des années 60. Elles ont un côté kitsch fascinant. Avec les yeux du présent, le contemporain se permet de juger. Pourtant, ce sentiment questionne aussi l’altérité. Quoiqu’il en soit, la condamnation ou l’émerveillement du kitsch ne peut suffire à des lunettes sur le monde. Une fois le confort du regard dérangé, il faut savoir aller plus loin. C’est ce que permet l’éclairage proposé par Sylvie Lécallier, éditrice du livre. Le doré des visages des mannequins se justifie. Les suggestions de Henry Clarke sur son Inde rêvée deviennent plus lisibles. Et les coulisses de ces grands voyages qui ressemblent à des expéditions favorisent la compréhension d’un public tourné avec fascination et prudence vers l’extérieur. Si l’angle demeure choix d’artiste, la réception est souvent affaire de contexte.
Il faut enfin saluer l’ingénieuse et belle édition dont les pages centrales reproduisent, dans un papier plus fin, les reportages parus dans Vogue. Histoire de garder les pieds sur terre, le livre s’ouvre et se ferme sur des photos d’ambiance et de paysages. Les bornes sont posées, la cristallisation délimitée. À force de traiter l’Inde sous des canons surpigmentés, on s’étonnerait presque parfois de la relative sagesse des tons. Pour remédier à cela, la quatrième de couverture agit comme un soleil, tout à fait captivant, que l’on aimerait regarder dans les yeux. L’imaginaire se confronte au réel.
Rémi Baille
Directeur de la publication de la revue L’Allume-Feu.