C’est l’exposition d’adieu de François Cheval au musée Nicéphore Niépce : Henri Dauman, en compagnie de Stephen Shames. Jusqu’à son exposition à Paris il y a deux ans au Palais d’Iéna, Henri Dauman était resté méconnu. Son travail sur les États-Unis est pourtant impressionnant. L’édition d’aujourd’hui lui est entièrement consacrée.
La vie d’Henri Dauman vaut bien une page d’histoire. Ou un scénario. Lui qui se rêvait cinéaste… Peu connu du grand public, cet orphelin de la guerre a connu les grandes fractures du siècle et les années fastes du photojournalisme. À 84 ans, il fait encore l’actualité avec un documentaire en cours retraçant son destin romanesque et une ambitieuse rétrospective, The Manhattan Darkroom. Consacrée à sa carrière aux Etats-Unis, cette exposition au musée Nicéphore Niépce retrace soixante ans d’archives de ce stakhanoviste de la photographie.
On le rencontre fin janvier dans un café de l’Upper East Side, son quartier new-yorkais. Souriant, bien habillé, Henri Dauman porte beau. « Mon appartement est en branle-bas de combat », s’excuse-t-il. Nous sommes à la veille de son départ pour la France où se poursuit au musée Nicéphore Niépce l’ambitieuse rétrospective itinérante démarrée au Palais d’Iéna en 2014 qui a attiré plus de 12 000 visiteurs. Son emploi du temps est chargé mais Henri Dauman sait se rendre disponible. Regard vif et franc, un brin espiègle avec candeur, ce grand oublié de la photographie semble s’amuser de l’attention soudaine qu’on lui porte depuis quelques années.
En marge de l’exposition, il participe au tournage parisien d’un long métrage retraçant sa vie dont la diffusion est prévue pour 2018. Intitulé Looking Up, il est réalisé par l’Américain Peter Jones et dirigé par Nicole Suerez, sa compagne et la petite-fille d’Henri Dauman. Pour les besoins du film comme de l’exposition, il a fallu remonter le temps et sonder le passé. Des heures à déterrer les morts, à se souvenir pour raconter…
Un douloureux passé
Henri Dauman naît en 1933, à Montmartre. Il n’a que neuf ans quand Vichy impose le port de l’étoile jaune. Un jour de 1942, on tambourine à la porte. La police française tente de pénétrer dans l’appartement parisien qu’il partage avec sa mère. Verrouillée à double tour depuis que son père a été arrêté, la porte résiste tant bien que mal. Terrifiés, Henri et sa mère entendent un voisin proposer sa hache aux miliciens pour la forcer. Par chance, c’est l’heure du déjeuner. Les policiers décident de repasser plus tard. En France, même en temps de guerre, la « pause déj’ » est sacrée…
Henri et sa mère en profitent pour prendre la fuite, échappant de justesse à la rafle du Vél’d’Hiv. Son père, citoyen français d’origine juive, né à Varsovie, n’a pas eu cette chance. Interné à Pithiviers, il est déporté à Auschwitz. Henri ne le reverra pas. Caché par plusieurs familles de Justes à Limay dans les Yvelines, puis près d’Alençon, en Normandie, le garçon ne rejoint sa mère à Paris qu’après la Libération. Les retrouvailles seront de courte durée. En 1946, elle meurt empoisonnée comme huit autres personnes par un pharmacien de quartier douteux vendant du bicarbonate acheté au marché noir. En fait, de la mort-aux-rats. « Je crois qu’on peut parler d’homicide volontaire », énonce Henri Dauman, tout en pudeur et en émotion contenue.
S’ensuivent quatre années « très sombres » d’orphelinat pour le jeune homme devenu pupille de la Nation. Il trouve refuge dans le cinéma, « en particulier les films noirs », et se prend à rêver d’Amérique… Pour l’heure, il devient apprenti dans un studio de photographe à Courbevoie, puis assistant d’un photographe de mode à Paris. Il effectue aussi des portraits de célébrités pour Radio Luxembourg et l’Agence Bernand, spécialisée dans la photographie de spectacles. Il achète son premier appareil photo, un reflex 6×6 à double objectif bon marché, et photographie des scènes de rue parisiennes.
L’Amérique sens dessus dessous
Est-ce un signe du destin ? Un oncle, dernier membre vivant de sa famille ayant immigré aux Etats-Unis avant la guerre, lui propose de le rejoindre dans le Bronx. Ni une ni deux, à 17 ans, Henri Dauman embarque seul, muni de son appareil photo, sur le paquebot Liberté, rejoindre son « oncle d’Amérique ». Avec Henri Dauman, la fin d’une phrase amène souvent une nouvelle anecdote… La voici. À quelques heures de l’arrivée, sa sacoche contenant son Rolleiflex et son passeport se volatilisent. « J’ai pensé ne jamais pouvoir poser le pied sur le sol américain », se souvient-il, encore décontenancé par l’affaire. L’équipage et les passagers remuent ciel et terre. Le sac réapparaîtra mystérieusement juste avant d’atteindre la terre promise américaine, comme par miracle.
Le jeune photographe débarque en plein hiver à Manhattan. Les Etats-Unis sont à l’apogée de leur puissance. Hollywood diffuse sa mythologie dans le monde entier. Mais pour Henri Dauman, le quotidien passe par le travail à la chaîne. Il commence par empaqueter de la lingerie féminine dans des cartons et prend des cours d’anglais. Dégourdi, il devient bientôt photographe de presse pour le journal France-Amérique. « Je photographiais les personnalités politiques et culturelles de passage, et la vie de la communauté française à New York ».
Marié à 20 ans, il devient père à 21. Pour économiser l’argent nécessaire à l’achat d’un Leica, il se contente d’un régime alimentaire modeste. Au menu, « patates au beurre, patates sautées ou patates frites ». Pour s’enrichir, le jeune photoreporter se lance dans la course à l’information. Il suit de près les nouvelles du monde dans les journaux, scrute les moindres faits et gestes des people et repère l’événement dont la presse fera sa pitance.
Se définissant comme un « One-Man Agency », il effectue ses reportages le jour et les tirages la nuit. Il transforme sa cuisine en chambre noire. Les négatifs sèchent au-dessus de sa baignoire, à l’aide de pinces à linge. Il développe lui-même ses photos qu’il envoie par la suite à toutes les rédactions de France – au Figaro, à Paris Match ou France Dimanche – et de Navarre. Son audace séduit les Américains. Huit ans après son arrivée à New York, il signe son premier reportage pour Life sur le mariage de Jean Seberg avec l’avocat français François Moreuil à Marshalltown, dans l’Iowa.
Cinéphile averti, Henri Dauman revendique son « regard cinématographique ». Les rues de New York sont pour lui « un plateau de cinéma à ciel ouvert ». Dans la rue, il joue de la démesure de l’architecture new-yorkaise. Le photographe a l’idée de poser son Leica, acheté grâce au régime pommes de terre, et sa lentille grand angle de 21-mm « à même le sol ». Les contre plongées renforcent la verticalité des gratte-ciels et les sensations de vulnérabilité et de vertige du spectateur. Pour un peu, on se croirait dans la peau de Jack Arnold dans le film L’homme qui rétrécit de Grant Williams. En 1963, le MoMA acquiert sa série sur l’architecture américaine, « Looking up ».
Expérimentateur, Henri Dauman s’adonne aussi avec joie à l’exercice des « séquences », ces séries de photos instantanées très cinématographiques, prises au moteur, qui donnent l’impression d’assister à une scène animée : l’une de ses meilleures saisit l’actrice Liz Taylor en transe pendant le match de boxe opposant Ingemar Johansson à Floyd Patterson, en 1960. Inspiré par les films noirs, il multiplie les jeux d’ombre, de reflets et les fondus au noir.
Reporter vedette de Life
L’un de ses premiers exploits photographiques consiste à capter l’expression tragique de Jackie Kennedy, digne sous sa mantille noire, dans le cortège funèbre aux obsèques de John Fitzgerald Kennedy. Nous sommes le 20 novembre 1963. À Washington D.C., un million d’Américains sont venus rendre un dernier hommage à leur président assassiné. L’émotion est à son comble lorsque le cercueil couvert de la bannière étoilée s’achemine vers St Matthew’s Cathedral. Dans la foule, Henri Dauman a un réflexe : il s’échappe quelques secondes pour réaliser le cliché d’une femme dont le deuil familial fait écho à celui de toute une nation.
Cinq pages de ses images couleur – une première pour lui qui ne photographiait alors qu’en noir et blanc – seront imprimées dans le prestigieux magazine Life. La puissance symbolique de l’image n’échappe pas à Andy Warhol qui détourne la photo en l’incorporant à sa sérigraphie Sixteen Jackies. Des années après la mort de l’artiste, Henri Dauman attaquera en justice la fondation, l’archive et le musée Warhol pour utilisation abusive, l’image ayant entre temps été reproduite sur des calendriers, affiches et autres marchandises dérivées. « L’une de ses sérigraphies s’est même vendue à plus de 400 000 dollars chez Sotheby’s en 1992 », précise-t-il. Les avocats d’Henri Dauman négocient en 2002 un règlement du procès qui aura duré sept ans.
Devenu l’un des photoreporters vedette de Life, mais aussi de Newsweek et du New York Times Magazine, il traque l’actualité du pavé et des projecteurs, épingle les gangs du Bronx comme la petite bourgeoisie oisive de l’hôtel Fontainebleau à Miami, les tribunes des leaders politiques comme les stars du show-biz ou du monde artistique. Des manifestations pour les droits civiques à Washington à la crise bouddhiste de Saïgon, en passant par les mouvements féministes, Henri Dauman rend compte « sans le savoir » de la mutation de la société américaine à travers les yeux d’un exilé. A la fois au centre et à la marge de l’histoire. « J’ai eu la chance de réaliser une série de reportages qui, à conclusion, montrait l’évolution des Etats-Unis. Je n’en avais pas conscience sur le moment, j’étais pris dans le flot », poursuit-il, cherchant parfois ses mots en passant du français à l’anglais, sa langue d’adoption.
Au nom de la liberté d’action, il rejette l’offre d’un poste fixe chez Life. « Intégrer l’équipe du journal signifiait abandonner mon indépendance. Jamais de la vie. » explique Henri Dauman, soudain très sérieux. S’il reconnaît que ce contrat lui aurait probablement acquis une plus grande notoriété, sacrifier son autonomie n’a jamais été une option. Autant vendre son âme au diable. « J’en ai souffert, cela a réduit mon activité mais je ne regrette rien. Je suis l’heureux propriétaire de toutes mes photos », affirme-t-il.
« Toute la science du photographe se trouve dans les yeux »
Dans les années 1960, Henri Dauman fait du portrait de personnalités l’une de ses marques de fabrique. Il contourne l’exercice du portrait « posé », lui préférant le « moment créé » : un moment de complicité vraie, faisant ressortir le moi profond du photographié, plutôt que son image publique. Il photographie ses modèles « de front, en plan serré ». « Toute la science du photographe se trouve dans les yeux », dit-il. Cherchant à capter un moment d’intimité, il s’approche au plus près de ses sujets. « Suffisamment pour sentir le souffle de Fellini sur mon visage », sourit-il. Fellini, l’un de ses maîtres, à qui il se permet d’écraser le nez afin d’obtenir une réaction. Le résultat est surprenant. Fellini semble se demander comment ce photographe culotté a pu oser lui toucher le visage. « Mon assistant a failli s’étouffer en voyant cela. Mais le résultat est plutôt intéressant, non ? »
Sans effets de pose, Henri Dauman immortalise le sex-appeal de Marilyn Monroe sous les lumières des actualités cinématographiques à l’avant-première du film Certains l’aiment chaud, la moue fringante d’Elvis Presley, l’élégance d’Yves Saint Laurent, la fougue de Miles Davis, le visage juvénile d’Alain Delon, le dos nu de Brigitte Bardot qu’il côtoie sur le tournage du film Vie privée de Louis Malle en 1961. Le photographe surprend la belle dans un moment d’oubli et de grâce, sur un lit, cigarette fumante à la main, nimbée de lumière naturelle. Entre deux prises, le reporter joue son propre rôle sur le plateau, celui d’un photographe noyé dans la meute des paparazzis. Une photo immortalise Henri Dauman et l’actrice de 27 ans caressant du regard la lentille Zeiss de 180-mm de son Nikon. Un moment de camaraderie plutôt rare, le photographe préférant maintenir une distance respectueuse avec ses sujets une fois la prise terminée « pour ne pas être influencé ». Liberté d’esprit, toujours…
Un narrateur moderne
Dans les années 60, la modernité photographique réside en partie dans l’agencement pertinent des images sur la page imprimée. Henri Dauman s’intéresse de près au travail de la direction artistique des magazines. La télévision est en plein avènement mais nous sommes encore au temps du plomb et il connaît bien les inconvénients de l’encre d’imprimerie. Créatif, il invente de nouveaux moyens. « Pour le supplément du New York Times, qui était alors imprimé sur du papier journal gris de qualité médiocre, j’ai eu l’idée d’installer un petit flash électronique portable derrière mes sujets, afin d’éclairer les portraits pour qu’ils ressortent mieux une fois imprimés sur la page. Cela donnait du relief à la photo ». Un procédé largement utilisé depuis par d’autres photographes.
Quand Life commande à dix photographes de renom (parmi lesquels un certain Gordon Parks et Cornell Capa) une image illustrant le concept de la perte d’individualité dans la société américaine industrialisée, il produit son propre essai photographique. « Mon image comportait une photo de fenêtres identiques d’un gratte-ciel de Park Avenue, avec en surimpression les silhouettes de trois personnes photographiées dans diverses positions illustrant la lutte ou la chute, et des flèches rouges et vertes en néon. » Ce sens de la narration moderne est salué, l’image remporte l’appel d’offre. Elle fera la couverture du magazine le 21 avril 1967. Bien sûr, la ressemblance avec l’image de générique de la série Mad Men représentant la silhouette d’un homme en noir et blanc chutant d’un gratte-ciel n’a pas échappé au photographe. « Je pense que c’est inspiré de ma photo mais la série est tellement réussie que je n’ai rien dit ».
La quantité et la valeur des images dépassant aujourd’hui les moyens – le temps et l’espace – qu’Henri Dauman et son appartement peuvent leur consacrer. Il rêve qu’une fondation ou une université américaine offre à ce futur héritage la numérisation et le fonds d’archives qu’il mérite. Chez lui, des milliers de négatifs, autant de planches-contacts et des centaines de tirages d’époque sommeillent encore. « Moins de 1% de mes archives ont été exploitées », rappelle-t-il. A eux seuls, ses clichés des avant-gardes artistiques – minimalistes et balbutiements du Pop Art – qu’il fut l’un des premiers à photographier mériteraient une exposition. Ou un livre. « Je suis le seul à avoir couvert l’exposition Pop Art, The American Supermarket, en 1964 », annonce-t-il, le regard pétillant. Sur ces clichés, on découvre le visage juvénile d’un Andy Warhol encore anonyme, et ses toutes premières reproductions de Campbell’s soups.
S’il reconnaît la qualité « magazine » de ses clichés, Henri Dauman ne fait pas la différence entre les images accrochées aujourd’hui aux cimaises des musées et celles destinées hier à la page imprimée. « A l’origine, mes photos ne sont pas faites pour être exposées. Les voir sur un mur est troublant », déclarait-il en découvrant ses photos exposées pour la toute première fois au Palais d’Iéna en 2014 à l’initiative de Vincent Montana, producteur et ami d’Henri Dauman, et sous l’égide de François Cheval et Audrey Hoareau. Pour ces photographies hier cantonnées aux pages des magazines, c’est une nouvelle vie qui commence.
Guénola Pellen
Guénola Pellen est rédactrice en chef du magazine France-Amérique, publication dédiée aux francophones des États-Unis. Elle vit et travaille à New York, aux Etats-Unis.
Henri Dauman, The Manhattan Darkroom
Du 11 février au 21 mai 2017
Musée Nicéphore Niépce
28 Quai des Messagerie
71100 Chalon-sur-Saône
France