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LE BAL : Harry Gruyaert par Richard Nonas

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Pas d’idées sinon dans les choses

« Pas d’idées sinon dans les choses », écrit le poète américain William Carlos Williams ; pas d’idée qui ne s’incarne en des choses fluctuantes, juxtaposées. « Le poète pense avec son poème. En cela réside sa pensée, et cela seulement est sa profondeur. »

Les photographies de Harry Gruyaert m’ont toujours semblé des images de choses, même quand elles représentent des êtres. Mais de choses évanescentes qui s’éloignent rapidement et perdent vite leur symétrie première, comme les pensées. Ce sont des photographies du changement, pas du mouvement. Ce sont des images non d’instants privilégiés ou d’états intermédiaires, mais plutôt les traces acérées d’un changement imparable. Elles ne ressemblent pas vraiment à la vie, et pas davantage au rêve. Elles ressemblent aux pensées : totalement closes, et néanmoins déroutantes ; étrangement ambiguës, et pourtant ordinaires dans leurs juxtapositions extraordinaires. Jamais elles ne sont questions ni réponses. Jamais elles ne sont même information. Elles sont des fragments complexes du monde qui s’incrustent dans ma conscience, blocs en suspens, qui n’ont pas encore « pris », en pleine métamorphose, mais totalement .

Cela est en partie dû à la couleur. Et en partie aussi à l’impression fugace d’une modification explosive à la lisière du cadre. Mais surtout, c’est l’étrange rapport des choses entre elles qui me touche ; le sentiment inconfortable de choses qui se bousculent, informant et déformant le monde. Dans ces photographies, les choses ont le poids et le mouvement des êtres, tandis que les êtres ont la permanence obtuse et le côté prévisible des choses. Mais par-dessus tout, ces photographies sont acides, acérées ; elles ont un arrière-goût de dissociation, de connexion légèrement hors de contrôle. Elles ont la force et la tension du sens inachevé. Elles sont marquées du sceau de l’irrésolution. Ce sont des photographies d’évènements qui n’ont pas encore eu lieu, qui vont avoir lieu, qu’on ne peut empêcher d’avoir lieu.

Ces photographies ne montrent pas l’apparence ou l’essence d’autres existences. Au contraire, elles témoignent de notre incapacité à comprendre vraiment ces existences ; ce sont des images qui montrent un point de vue extérieur à ces existences – point de vue vaguement sinistre, un peu triste, presque drôle, trouble. Ce sont des photos, comme les pensées, de ce que nous ne pouvons retenir. Ce sont des images du monde qui s’enracine dans les objets de tous les jours et qui se dérobe à notre approche. Ce sont des images de cette part du notre monde que seul l’art peut atteindre.

– Richard Nonas

 

Traduction de Brice Matthieussent.
Texte issu du catalogue Harry Gruyaert : Fotografías, paru en 1990 à l’occasion de l’exposition Harry Gruyaert : Fotografías
Sala de Exposiciones del Canal de Isabel II, Madrid

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