Brice Matthieussent : Quand es-tu allé à New York pour la première fois ?
Harry Gruyaert : En 1968. […] A Manhattan, j’ai retrouvé Richard Nonas, un sculpteur américain rencontré à Paris, qui est devenu un grand ami. Je suis resté trois ou quatre mois à New York, dans le loft de Trisha Brown, où Richard logeait à ce moment-là. Il m’a fait rencontrer beaucoup d’artistes, dont Gordon Matta-Clark, qui est lui aussi devenu un ami. Avec Gordon et le sculpteur Richard Serra, Richard Nonas faisait partie du groupe « Anarchitecture ». On voyait aussi beaucoup le sculpteur Mark di Suvero.
BM : Gordon a utilisé certains de tes négatifs pour faire ses propres images ?
HG : Oui. Je n’ai jamais vraiment documenté le travail de Richard, car il était très bon pour ça, il a fait des livres avec ses images de son propre travail. C’est un peu comme Brancusi, qui lui aussi a produit les meilleures photos de ses sculptures. C’était le contraire avec Gordon, car lui bossait sans arrêt dans les immeubles qu’il trouait, fendait, découpait, excavait. Il pouvait prendre quelques images, mais pas beaucoup, il n’avait pas le temps. Je l’ai photographié durant ses interventions à New York, à Paris ou Anvers, puis je lui ai donné mes négatifs, mes Kodachrome et le reste. Et lui, de manière très intelligente, il a acheté un gros agrandisseur où il pouvait mettre plusieurs négatifs, il a coupé dans les négatifs comme il coupait dans les immeubles et il a fait des photomontages à partir de ces négatifs découpés. Parfois en les mêlant à des images d’une autre provenance.
BM : Je viens de lire ce témoignage de Laurie Anderson dans un catalogue consacré à Gordon Matta-Clark : « Au début des années soixante-dix, je rendais souvent visite à Richard Nonas et curieusement on terminait toujours la soirée chez Gordon. »
HG : Exactement. À New York, tout le monde se connaissait à l’époque. Ils formaient une bande d’artistes et d’amis. J’ai une histoire incroyable qui date de cette époque-là. Gordon avait un demi-frère, Ramuntcho, que j’ai rencontré ensuite. Je le revois à Paris, il veut m’acheter une photo, puis il me dit qu’il la mettra à la place d’une pièce de Gordon et il me demande de passer chez lui. J’y vais pour la première fois et je vois la photo en question : c’est à Anvers, l’une des dernières interventions importantes de Gordon, ce n’est pas moi qui ai fait cette photo couleur, mais c’est moi sur la photo, dans le trou creusé par Gordon, à qui je parle sans doute ; un autre photographe a pris cette image.
Texte extrait du livre Harry Gruyaert (PAR) Brice Matthieussent à paraître aux Editions André Frère en août 2023.