« I consider myself a conceptual artist: Everything starts with an idea, and the idea determines the exécution »
Phillip Toledano
L’année 2015 aura été riche pour le visual artist Phillip Toledano. En avril, un documentaire sur la réalisation de la série en cours Maybe (2011- 2015), The Many Sad Fates of Mr Toledano, signé Josh Seftel, est présenté en avant première au Tribeca Film Festival de New York. Plus tôt, un livre illustrant sa dernière série achevée, When I was six (2014-2105) voit le jour pour l’éditeur Dewi Lewis. Aujourd’hui, et jusqu’au 6 septembre prochain, la 6ème édition de la Triennale de Photographie d’Hambourg consacre à l’artiste anglo-américain le module majeur de l’exposition principale, The Day will come When Man Falls, installée à la Haus der Photographie de la Deichtorhallen. Six projets de l’artiste sont présents. Ils s’enchainent dans un parcours visuel superbe aussi touchant qu’hypnotisant. L’exposition loge également 50 portraits provenant de la collection F.C. Gundlach, l’initiateur de la Triennale d’Hambourg.
Né à Londres en 1968 et basé à New York, Phillip Toledano est avant tout un artiste conceptuel qui choisit principalement la photographie comme outil d’exécution d’une idée préalable. Il ne s’agit pas pour l’artiste d’explorer le potentiel de ce medium en lui-même, au contraire il s’en sert en adaptant l’appareil à ses exigences narratives et cinématiques. L’art photographique est là pour provoquer l’expérience ouverte d’une vision personnelle. Dans la photographie, Phillip Toledano revisite son âme et revoit son art de manière publique.
L’esthétique de son travail, profondément théâtrale, donne visibilité à des aspects émotionnels qui resteraient autrement cachés. L’espoir et la peur, l’illusion et l’amour, le temps qui passe et l’irréversibilité du deuil, sont autant de situations communes que Toledano interprète à partir de l’horizon intime de son vécu personnel. Leur visualisation permet avant tout à l’artiste d’en maitriser la réalité, d’en apaiser l’attente, ou simplement de célébrer leur présence, d’en prendre conscience.
Le début de l’approche artistique à la photographie est marqué par la série Bankrupt (2001-2003), où Toledano dénonce le cout humain de la crise économique frappant l’Amérique. Pour le réaliser, l’artiste se balade dans les bureaux abandonnés laissés vides par des sociétés en faillite, et y capture les traces encore vivantes d’une vie active soudainement interrompue.
Egalement axé sur le thème de la désillusion, The Phonesex (2008–2009) montre des operateurs de call centers érotiques travaillant depuis l’espace privé de leurs appartements. Le projet joue avec la fausse identité utilisée par chacun d’eux dans le but de créer une complicité sexuelle illusoire avec les clients. Une interview accompagne chaque portrait en dévoilant leurs motivations, leur créativité, leur vision intime d’eux-mêmes.
Avec Days with my father (2006-2009), Toledano glisse vers un langage de plus en plus introspectif et émotionnel. La sérié est un journal intime qui raconte des trois dernières années de la vie de son père souffrant d’une forme de démence sénile. Le projet coïncide avec l’élaboration de plus en plus profonde chez l’artiste de la connexion entre le rapport individuel au futur et l’image de la mortalité. Bouleversant.
Poids du futur et crainte de la mortalité sont également au cœur de A new kind of beauty (2010), un ensemble de portraits reproduisant des individus ayant réinventé profondément leur apparence par le biais d’interventions chirurgicales extrêmes. Ce travail, qui avait été pour la première fois exposé dans son intégralité à la Klomching Gallery de New York en 2010, nous séduit pour son double caractère, provocateur et documentaire. D’une finesse technique incomparable, ces photographies questionnent la dimension psychologique contemporaine de la perception du corps propre. Également, elles témoignent de l’apparition de nouvelles esthétiques hybrides alimentées par une plus large démocratisation de l’accès à la technologie. Elles racontent de l’individualisation progressive de l’horizon de la beauté. Cette dernière n’est plus une valeur universelle. Elle devient plutôt une pratique, un chantier ouvert. Chacun de ces portraits retient le temps en quête d’éternité. Le fond noir sur lequel ces corps blanchis artificiellement se détachent, invite l’œil du visiteur à une exploration attentive. Néanmoins, aucun jugement n’est sous-tendu. Le projet dévoile leur singularité autant que leur dignité.
Dans Maybe (2011-2015), Toledano devient sujet et objet de son propre travail afin de repousser l’idée de sa propre mort. De plus en plus obsédé et angoissé par l’imprévisibilité du futur, il décide de mettre en scène les figures possibles de son propre destin. Dans ces photographies exhilarantes, extrêmement narratives et cinématographiques, l’artiste incarne les figures de ses propres peurs. Il en assume conceptuellement le control en anticipant leur venue dans une performance qui mêle fragilité émotionnelle à auto ironie profonde.
Dans cette série le sens classique de l’autoportrait est profondément disloqué, voire annulé dans une photographie scénique et performative. Le présent du cliché est une chambre d’entrée d’une possibilité future imaginée, probable, ou qui n’aura jamais lieu mais qui donne corps à une crainte.
Enfin, dans When I was six (2015), Toledano élabore publiquement le choc de la perte de sa sœur 40 ans après sa mort.
Une rétrospective imperdable sur un génie de l’image contemporaine.
Rita Peritore