L’exposition de photographies et de vidéos de Gian Paolo Minelli présentée au Museo Civico Villa Dei Cedri à Bellinzona en Suisse regroupe trois séries récentes du photographe helvète résidant depuis plus de dix ans en Argentine. Chaque série a été réalisée dans un pays et un contexte socio-culturel différent. Au delà de leur cohérence formelle, elles s’articulent autour d’un axe majeur qui est celui du travail de Gian Paolo Minelli en général : les marges de la société, les lieux abandonnés physiquement ou politiquement, les gens oubliés parce qu’ils n’entrent pas ou plus dans notre modèle de société.
Il nemico è l’età (L’ennemi c’est l’âge) est le résultat d’une commande du musée à l’artiste, sur le thème délicat de la Maison de retraite communale de Bellinzona. L’artiste a demandé à cinq pensionnaires volontaires de lui parler d’un lieu emblématique de leur vie passée, de leurs souvenirs d’un endroit spécifique. « Au cours de l’évolution du travail et face à la difficulté pour certains de se souvenir d’un lieu précis, je me suis rendu compte que le travail glissait vers le sujet du souvenir en général, et que ces souvenirs étaient le plus souvent liés à l’amour, raconte Gian Paolo Minelli. Ils me parlaient tous de souvenirs liés à un époux décédé, à leur vie commune. Même cette femme restée célibataire n’arrêtait pas de revenir sur le fait qu’elle n’avait pas eu besoin d’homme dans sa vie et finalement le seul sujet qu’elle ne cessait d’aborder était aussi celui des sentiments amoureux, de l’absence de cet amour là. » Le résultat de ce travail est une série de vidéos projetées dans l’exposition et un ensemble de photographies. L’accrochage se poursuit dans la rue avec un affichage d’images accompagnées de phrases de chacun des intervenants. Cette action remet le troisième âge au centre de la ville, de la vie quotidienne, lui redonne une visibilité. L’idée est de ne pas l’oublier en le reléguant dans les marges, de l’écouter, de porter attention, au-delà de l’image, à ce que les anciens ont a à nous transmettre, du rapport de chacun à l’âge, au souvenir, à son expérience de la vie. Il s’agit aussi de faire participer les personnes âgées au monde de l’art, de les inclure et de leur permettre de s’inclure elles-mêmes dans un circuit dont elles sont le plus souvent exclues.
Dans un autre registre, La Cité Desnos est une série réalisée par l’artiste en banlieue parisienne, lors d’une résidence à la Cité des Arts. Il a fait le portrait d’une cité abandonnée, appelée à être détruite, et démolie depuis. Construite dans les années 80, la Cité Desnos avait suivi un programme esthétique ambitieux, mais mal construite, à peine trente ans plus tard elle menaçait de s’écrouler. La série saisissante de photographies de Gian Paolo Minelli montre un monde abandonné, où subsistent les traces des familles qui y vivaient et s’inscrit dans une forme d’esthétique des ruines qui témoigne autant de la beauté que du désespoir, de la nostalgie que de la terreur. Un regard venu d’Amérique Latine pourrait être surpris qu’un tel spectacle existe en France ; les similarités formelles entre ces images et d’autres séries réalisées en Argentine par Minelli sur des lieux destinés à la démolition sont étonnantes.
Arrastre (traîne), la troisième série exposée à Bellinzona est justement un travail dans le quartier populaire de Piedrabuena à Buenos Aires, un « complexe résidentiel » qui peut être comparé à ce que l’on appelle une « cité » en France, qui se trouve dans le quartier de Villa Lugano où l’artiste a déjà réalisé de nombreux travaux. Piedrabuena pourrait être l’équivalent à Buenos Aires de la Cité Desnos en banlieue parisienne : délabrement, problèmes structurels, vieillissement de la construction, mettent en danger les habitants du quartier, qui s’en plaignent depuis plus de trente ans, sans que les autorités prennent des résolutions fermes et surtout les mettent en pratique. A l’angle de l’une des rues du quartier, Gian Paolo Minelli a installé son appareil de nuit, accompagné de l’artiste Pepi, pour photographier des consommateurs de « Pasta Base » (ou Paco). Cette drogue à bas prix similaire au crack, fabriquée à base de résidus de cocaïne est très rependue dans les quartiers pauvres et les bidonvilles d’Argentine depuis la crise économique de 2001. Gian Paolo Minelli a réalisé une série de portraits de ces consommateurs, les arrêtant quelques instants dans leurs pérégrinations agitées et incessantes. Munie de cette image, Pepi a peint simultanément leurs portraits sur les murs de la zone, témoignant de leur existence par un geste artistique. Le résultat de ce travail conjoint est exposé au Musée sous la forme d’une vidéo et de photographies de Minelli.
« Les trois séries présentées à la Villa Dei Cedri pourraient au fond être regroupées sous le seul titre de « Il nemico è l’età », explique l’artiste, parce que dans ces trois situations finalement, l’ennemie c’est l’âge : pour les personnes âgées bien sûr, mais aussi pour les bâtiments de la Cité Desnos ou du quartier de Piedrabuena qui ont mal vieilli, et pour ces drogués au Paco, pour qui le temps qui passe est une menace, celle d’une plus grande addiction et d’une déchéance inévitable s’ils continuent à consommer. »
Loin d’être documentaire, la photographie de Gian Paolo Minelli est indéniablement sociale. Sensible et attentif au monde qui l’entoure, le photographe s’attache à dissoudre les frontières entre les genres. Depuis longtemps engagé dans l’intégration artistique des jeunes du quartier de Piedrabuena, à travers son implication dans le « hangar culturel » Piedrabuenarte, il mêle travail social et artistique, donnant à voir des univers peu mis en évidence, y portant un regard esthétique. Il capte les lumières et les ambiances avec délicatesse, qu’il s’agisse d’architecture ou de portraits, faisant ainsi ressortir la mémoire des lieux et des gens, dans un espace d’échange et de dialogue.
Catherine Tanazacq de Stigliano
Gian Paolo Minelli
Il nemico è l’età
Jusqu’au 12 février 2012
Museo Civico Villa Dei Cedri
piazza San Biagio 9
6500 Bellinzona
Suisse
+ 41 (0)91 821 85 20