Pour le théoricien des images et philosophe Georges Didi-Huberman, l’histoire de l’art doit nous apprendre à lire les images, mais aussi à accepter de ne jamais les posséder tout à fait.
Certaines images nous attirent sans que nous sachions d’où vient cette fascination. D’autres, au contraire, nous obligent à détourner le regard, ou comme l’écrivait le philosophe Georges Bataille, nous font « saigner intérieurement ». Si l’image prise dans un discours, une fiction qui oriente sa lecture, semble condamnée à nous échapper, il est essentiel de questionner son pouvoir dans nos sociétés contemporaines toujours plus incertaines dans leur rapport au réel. C’est là un des enjeux majeurs de l’exposition transdisciplinaire présentée à la galerie du Jeu de Paume à partir du 18 octobre et dont Georges Didi-Huberman est le commissaire. Depuis les gravures de Goya, jusqu’aux installations de Roman Singer, Soulèvements explore de manière critique les modèles de gouvernance qui conditionnent une grande partie de notre expérience perceptive.
Pour L’Oeil de la Photographie, Georges Didi-Huberman revient sur son rapport à l’image, à la photographie et à la politique.
Comme le rappelle Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, dans la préface du catalogue de l’exposition, la photographie et l’image, en général, ne représentent pas seulement la réalité, mais aussi ce qui reste imperceptible à l’œil humain. Est-ce dans ce va-et-vient entre le visible et l’invisible que vous situez votre travail ?
Il est vrai que mon travail tient compte, avant toute chose, du regard. Les images ne sont pas des objets standards, des objets « objectifs ». Il ne suffit donc pas de dire, par exemple devant le daguerréotype de Thibault que le musée d’Orsay a bien voulu nous prêter pour l’exposition Soulèvements (il s’agit en fait de la toute première photo de l’histoire qui documente un soulèvement) : « C’est la barricade de la rue Saint Maur-Popincourt le lundi 26 juin 1848 au matin… »
Dire cela, c’est rabattre le visible sur du lisible, c’est réduire l’image à sa légende. La légende est très importante, évidemment, mais il faut regarder l’image jusqu’au point où nous comprenons aussi ce qu’elle laisse, voire ce qu’elle rend invisible. On sait qu’il y a eu des centaines de morts à cet endroit, mais l’image ne nous le rend pas visible. Une image est toujours en défaut par rapport à ce qu’elle montre : elle est lacunaire, déjà parce qu’elle est cadrée.
Dans le cas du daguerréotype, il y a aussi les conditions techniques, le flou obligatoire lié à un temps de pose très long. Mais, à ce « va-et-vient entre le visible et l’invisible », j’ajouterai encore quelque chose, un troisième terme : il y a aussi dans l’image un excès visuel et c’est souvent cela qui nous touche, même à notre insu. Dans le cas de cette photographie, le caractère fantomal de l’image n’est pas seulement un défaut : c’est toute une atmosphère visuelle dont il faut alors tenir compte dans notre approche sensible aussi bien que théorique.
Qu’est-ce qui vous attire en premier dans une image et quel genre de regardeur êtes-vous ? La compréhension active de l’image occupe une place fondamentale dans vos recherches. Qu’entendez-vous exactement par faire l’expérience d’une image ?
J’aime les images qui me privent de mes mots. C’est l’expérience la plus radicale devant une image. On regarde beaucoup avec ses mots, en fait. Les mots ou les idées préconçues nous obligent à voir certaines choses et à ne pas voir librement le reste. Dans un portrait, on regarde le visage — lié au nom — mais on néglige le fond « neutre », le fond sans nom. Dans un film, on regarde l’acteur principal et on oublie d’être attentif aux figurants, aux « sans-nom » de l’histoire. J’aime les images qui perturbent ces hiérarchies-là. Quand je dis qu’elles me privent de mots, qu’elles me laissent coi, je veux surtout dire qu’elles m’obligent à reformuler ma pensée, c’est-à-dire à trouver de nouvelles phrases — non-conformistes — pour que mon regard devienne pensée transmissible. Voilà pourquoi l’expérience d’une image est pour moi le défi littéraire, la chose littéraire par excellence.
Vous privilégiez un dialogue entre les œuvres, les disciplines, les époques. Quelle place vous efforcez-vous de tenir (à la fois dans le champ de l’histoire de l’art et dans celui de l’esthétique), vous qui plaidez pour un décloisonnement, voire une hybridation totale des savoirs ?
Tenir une place, dites-vous ? L’expression ne me plaît guère ! Je préfère me mouvoir constamment, changer de place, traverser les frontières. Cela veut dire que chaque nouvel objet d’interrogation, pour moi, exige un déplacement de compétence. Je ne me sens expert en rien. Étudiant perpétuel, donc, toujours « en formation », comme on dit… Concrètement, cela est rendu possible par le fait que l’institution où je travaille, l’École des hautes études en sciences sociales, n’impose aucune stricte définition de votre « chaire ». On ne me demande jamais quel va être le prochain objet de ma recherche : c’est l’endroit interdisciplinaire par excellence.
Votre travail a un côté éminemment politique. Vous définiriez-vous comme quelqu’un d’engagé ? Quelle est la limite de cet engagement et n’entre-t-il pas en contradiction avec la volonté de ne pas vous emparer de l’image de ceux qui souffrent ?
J’ai du mal à répondre à votre question sur l’engagement, car je ne sais pas bien ce que vous-même entendez par là… Il suffit qu’un travail fasse bouger les choses — les hiérarchies, les conformismes — pour avoir une dimension politique, fût-elle modeste. Mais je ne suis sans doute pas un « intellectuel engagé » au sens où je serais capable de dire du haut de mon estrade ce qu’il faut penser de chaque événement qui survient et comment il faut prendre parti… Quant à « m’emparer des images de ceux qui souffrent », j’espère que je ne vous donne pas cette impression. J’essaie au contraire de restituer les images, de les rendre à tout le monde.
Vous dites que pour qu’il y ait soulèvement, il faut un partage des émotions. Quel est le rôle des larmes dans le processus révolutionnaire ? La révolte est-elle synonyme d’émancipation des peuples ?
Et bien, c’est clair que vous ne vous émanciperez pas si vous attendez gentiment que celui qui profite de vous — de votre temps, de votre force de travail, etc. — renonce à ses avantages… J’ai du mal à imaginer qu’au XVIIIe siècle, les propriétaires des champs de coton, tout à coup, seraient devenus abolitionnistes. Il a fallu que les esclaves eux-mêmes assument dans la révolte les valeurs qui avaient prévalu chez le peuple de la métropole en 1789… Quant aux larmes, elles font tellement partie du destin des gens opprimés que leur omniprésence n’a rien d’étonnant dans les convulsions de l’histoire. La question devient alors : comment imaginer un futur d’émancipation, fût-ce à travers les larmes du malheur imposé à l’homme par l’homme, comme on le voit tous les jours, malheureusement ?
Propos recueillis par Cathy Rémy
Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008 où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le Monde, Camera ou Aperture.
Soulèvements
Du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017
Jeu de Paume
1, Place de la Concorde
75008 Paris
France