Novembre 1982
Dans la Famille Lech Walesa, je voudrais…
Avec l’élection de Jean-Paul II, l’histoire s’accélère en Pologne. Lorsque les grèves débutent aux chantiers navals de Gdańsk, étant polonais, je propose à Gökşin de faire le portrait du leader du mouvement. Je me rends alors chez Lech Walesa, dans le quartier de Stogi. Quand elle m’ouvre la porte, Danuta, sa femme, est en train d’allaiter son bébé. Une rencontre qu’elle relatera plus tard dans son livre de mémoires. Je lui demande une interview, et sur un bout de papier,elle griffonne : « Ici, nous sommes écoutés, sortons ! » Elle a raison. Il s’avérera par la suite que la maison est truffée de caméras et de micros, y compris dans la chambre du couple. Je reviens après le retour de son mari. Je ne sais pas encore que je vais devenir LE photographe de Walesa. J’admire l’homme – de deux ans mon aîné – pour son inépuisable énergie de militant et, bientôt, je le suis partout, même à la pêche !
L’Amérique veut voir en lui le combattant, l’Europe le leader syndical à visage humain, avec une famille et une femme qui l’aime. À chaque publication dans la presse internationale, les Walesa sont littéralement inondés de courrier. Une entreprise allemande leur fait même cadeau d’un minibus. Un luxe utile pour une famille nombreuse ! Aujourd’hui encore, je m’étonne qu’ils aient toléré ma présence constante dans leur vie privée. Quand un ORL fait un lavage d’oreilles à Walesa ou que sa femme lui prend la tension : je suis là. Un jour, je le photographie nu dans son bain, ses fils lui faisant un shampooing. C’est d’ailleurs la première fois que Gökşin me demandera si nous avons l’autorisation de publier les images. J’organise même un Noël anticipé dans la famille, profitant de la coutume polonaise de la Saint-Nicolas, le 6 décembre, pour offrir aux enfants des cadeaux de Paris. Comme nombre de confrères concurrents campent devant la maison, nous décidons de constituer un pool, avec un photographe par agence, notre collègue Arnaud de Wildenberg se déguisant en Père Noël pour l’occasion. Si l’idée n’enthousiasme pas Lech Walesa, il joue comme n’importe quel père avec la carabine en plastique reçue par l’un de ses fils. Une photo de lui, l’arme à la main sous le portrait de Jean-Paul II accroché au mur du salon, vaudrait sûrement de l’or. Mais d’un commun accord, nous préférons ne pas la publier, craignant que les autorités communistes l’utilisent contre le pape, Walesa ou Solidarność.
Quand le général Jaruzelski proclame la loi martiale et que Walesa se retrouve en prison pour un an, les contacts avec sa famille deviennent compliqués. Comme l’ont fait avant moi des confrères de ABC, je confie un appareil à sa femme le jour des visites. Intercepté. Du coup, nous rachetons à ABC leurs clichés dont Sipa gère, aujourd’hui encore, les droits de diffusion en Europe. Le prix est exorbitant – 80 000 dollars –, mais l’investissement s’avére payant. Lorsque Danuta et leur fils Bogdan viennent chercher à Oslo le prix Nobel de la Paix au nom de Lech Walesa, les lecteurs de Paris Match découvrent le lauréat chez lui en pyjama, suivant la cérémonie sur petit écran. La télévision polonaise ne retransmettant pas l’événement, le correspondant de Sipa en Norvège l’a enregistré sur VHS. Et je suis chargé de rapporter de Varsovie un poste de télévision et un magnétoscope compatibles ! Pendant les séjours de Walesa à Paris, tout contact avec des journalistes en dehors des conférences de presse lui est interdit. Grâce à mon statut de membre de la délégation, j’organise pourtant une interview par téléphone de sa chambre d’hôtel pour Paris Match. La journaliste Pepita Dupont se trouve dans un café en face et je fais l’interprète. Elle dans la rue, lui à sa fenêtre se font ainsi des signes à distance. Nous sommes bien avant l’arrivée du téléphone portable…
Wojtek Laski
Biographie : Le Polonais Wojtek Laski travaille dans les années 1960 et 1970 pour le magazine italien Famiglia Cristiana. Il collabore ensuite avec les agences Sipa, Gamma, Keystone et Black Star, et devient le témoin privilégié de Solidarność et du pontificat de Jean-Paul II pour la presse internationale. Fondateur de l’agence East News Photo, il a réalisé nombre de reportages dans l’ex-bloc soviétique, notamment sur les enfants victimes de Tchernobyl.
40 ans de photojournalisme – Génération Sipa
De Michel Setboun et Sylvie Dauvillier
Création graphique et mise en page : Grégory Bricout
© 2012, Éditions de La Martinière
239 pages – 39 euros