14 octobre 1980
Chronique d’un détournement d’avion
Aéroport d’Istanbul-Yesilköy. Rentré la veille d’Iran, j’attends le vol de 17 heures pour Ankara. Après le côté iranien du conflit, Gökşin me demande de couvrir le versant irakien. Mais d’abord obtenir un visa. Salle d’embarquement. Osman Arolat, de la Radio suédoise, est là aussi, avec son Nagra. Dans mon sac photo Domke, mon Nikon F2. Dans l’avion, je m’assois côté couloir, sur la même rangée qu’Osman et une vieille dame.
Quarante minutes, pas d’annonce de descente… Cinquante, toujours rien… Inquiétude chez les passagers. Une heure trente… J’attrape mon Nikon F2 et j’attends. Un gars barbu s’avance… Puis une annonce : « Allah soit avec vous ! L’Islam est aux commandes de l’avion ! On ne vous veut pas de mal. Notre but est de lutter contre la dictature militaire au pouvoir depuis septembre. Nous vous déposerons à Téhéran – c’est bien ma veine ! – et nous continuerons sur Kaboul rejoindre les moudjahidine qui luttent contre les Russes. Ceux qui veulent nous joindre sont les bienvenus. L’Islam nous guide ! Que les femmes se couvrent la tête ! » Passagères et hôtesses obtempèrent… avec écharpes, protège-sièges, vestes…
Je prends des photos en cachette. Les pirates ne cessent de passer et mes voisins ont peur. Ok ! Anxieux, je reste immobile… Puis je m’adresse à un pirate, un jeune agité : « Je suis photographe, est-ce que je pourrais faire un reportage ? » Refus énervé. Mais quelques minutes plus tard, le barbu me fait signe de le suivre…
Devant la porte du cockpit, je suis fouillé. Comment ont-ils fait entrer des armes dans l’avion ? Le gars me montre : un pistolet 6,35 glissé dans un dico ottoman-turc évidé. À l’intérieur, le choc. Tout le monde se marre là-dedans ! J’enclenche la prise de vue. Le chef des pirates, Yilmaz Yalciner, rit aussi : le pistolet braqué sur la nuque du pilote le chatouille et celui-ci craint de faire une fausse manœuvre. Présent dans le cockpit, un ami du pilote plaisante :
« Mettez-le contre ma nuque, je ne suis pas chatouilleux ! » Je suggère qu’Osman, le journaliste radio, nous rejoigne. Accepté.
Nous survolons la frontière turco-iranienne quand les autorités turques forcent l’avion à faire demi-tour vers Diyarbakir. Toute la junte s’y trouve, et donc les capacités d’intervention militaire ! L’appareil se pose et stationne en bout de piste. L’attente commence… 12 heures… La tension monte et la faim n’arrange rien… Minuit, les pirates libèrent les personnes âgées, femmes et enfants. Je demande à ma voisine de nous laisser ses baklavas. Elle refuse : « C’est pour ma famille à Ankara ! » Sympa… J’apprendrais par la suite qu’elle m’a dénoncé comme complice des pirates. Un tireur était même chargé de me neutraliser ! L’avion est désormais à moitié vide. Par précaution, je scotche une pellicule sous mon siège avec ce mot : « Remettez ce paquet à mon agence Sipa. Le patron saura vous remercier. » Je mets 3 péloches dans mon slip et 3 autres dans mon sac. J’ai mal à la tête, l’oxygène manque… Je pense à Gökşin. Je sais qu’il ne dort pas.
5 heures du matin : le passager derrière moi saute par-dessus mon siège et tente d’ouvrir d’un coup le panneau donnant sur l’aile. Ensuite, tout va très vite. Une intervention à l’avant et à l’arrière dans une confusion d’explosion, de projecteurs, de cris, de fumées et de lueurs… Un passager tombe… mort… Sa chemise blanche rougit. Je ne bouge pas. On se bat aussi dans le cockpit. Des voix – les militaires ? : « Sortez tous par l’arrière ! Laissez vos affaires ! » Je saisis mon F2. Nous voilà allongés dans l’herbe près de la piste. L’appareil calé sous le menton, je shoote. Les minutes passent… Des militaires s’approchent : « Qui est le photographe terroriste qui accompagnait les pirates ? » Je me lève. Violent coup de matraque sur la tête. Il provoque un anévrisme qui, par chance, me rend insensible aux autres coups qui pleuvent. On m’emmène dans les bureaux de la Turkish Airline. Sur ma carte de presse, ils lisent SIPA avec un « I » sans point : « fils d’âne » en turc ! Né à Siirt, donc kurde et terroriste ! Nouveaux coups…
L’amiral Nejat Tümer, un membre de la junte, les arrête. Transfert au trop fameux commissariat du çarsi (« bazar ») de Diyarbakir. J’y suis torturé ainsi qu’un Italien et un Américain. Osman est là aussi. Tous coupables sur dénonciation de passagers ! Un flic des narcotiques d’Istanbul que je connais se trouve là par hasard. Il me dit : « Les autres sont libérés. Toi, tu restes. Donne tes films à Osman. Il les enverra à ton agence. » Bien vu. Je subis une fouille complète avant la prison de Diyarbakir.
Le lendemain, je vois mes photos à la une d’Hürriyet. « On parle pas de toi… », me lance un militaire. MES photos et la signature d’Osman ! En page 6, un petit encart : Gökşin explique ma situation réelle. Le seul à me défendre. Mon patron, mon père, mon ami… Libéré après trois jours, je l’appelle. Osman a vendu les photos et filé. Bien que représentant d’Hürriyet en France, Gökşin attente un procès au journal et bloque les ventes internationales, en prenant des garanties à mon nom auprès de Time, Life, Paris Match et Stern. Il a sauvé mon histoire, en plus de m’avoir accompagné en pensée. Comme toujours, quand l’un de nous est dans le pétrin. Je ne retrouverai qu’une pellicule de cette aventure. Les autres ont été mal développées à Adana. Foutues ! « Merde ! » a dû crier Gökşin.
Coşkun Aral
Biographie : Né à Siirt en Turquie, Coşkun Aral collabore avec Sipa dès 1977. En 1980, après le coup d’État, il s’installe à Paris et couvre l’Irlande du Nord, la guerre Iran-Irak et l’Afghanistan pour Time, Life, Paris Match, Newsweek et Stern. En 1986, il est reporter de guerre télé pour l’émission 32 e Jour en Turquie, puis produit Haberci (« Reporter »). En 2002, il crée la première chaîne documentaire turque IZ TV. Il dirige aujourd’hui sa société de production Haberci.
40 ans de photojournalisme – Génération Sipa
De Michel Setboun et Sylvie Dauvillier
Création graphique et mise en page : Grégory Bricout
© 2012, Éditions de La Martinière
239 pages – 39 euros