Février 1974
Le bombardement de Phnom Penh
« Pourquoi voulez-vous aller au front, mademoiselle ? me demande M. Lî, mon chauffeur cambodgien. Aujourd’hui, c’est dimanche, repos de la guerre !
– Emmenez-moi quand même. »
Je veux revoir Phnom Penh, les bonzes en safran déambulant sous leurs ombrelles au bord du Mékong, les toits vernissés des pagodes, le marché central qui sent le durion et ces dragons de pierre protégés de sacs de sable qui veillent sur le Musée national…
Nous prenons la direction de la route 13, là où j’ai fait mes débuts dans le métier, avec cette photo d’un enfant-soldat, hilare, nageant dans une rizière à côté d’un énorme buffle. L’image avait fait la une du New York Times avec ce titre : « Saigon entre dans l’année du buffle ». Aujourd’hui, tout est différent.
Nous roulons tranquillement quand des tornades de feu s’abattent sur les rizières. « Les salauds ! Ils lancent des roquettes sur l’ambassade américaine ! » Mon guide-chauffeur, bien sûr, parle des Khmers rouges. Contrairement aux paysans désemparés qui courent dans tous les sens pour échapper au bombardement, nous nous dirigeons vers le coeur de la ville, dont trois quartiers sont déjà la proie des flammes. Ces hommes titubant dans la fournaise, à la recherche de leurs femmes et enfants, et ces chevaux qui se cabrent en hennissant dans la fumée me rappellent Guernica. La guerre est partout dans ce ciel noir à l’heure de midi, alors que gisent déjà au sol des centaines de morts.
L’appareil photo ne dit pas les cris déchirants des enfants, ni le sifflement incessant des sirènes, ni surtout cette odeur âpre de mort qui se mêle à celle du caoutchouc brûlé venant d’une usine voisine. Après deux heures d’agonie, Phnom Penh, la ville « aux mille glycines », n’est plus qu’un vaste cimetière à ciel ouvert, rempli de cadavres marbrés de sang, aux yeux vides. Penchée au bord du gouffre, j’évite de photographier les corps qui brûlent. Je préfère montrer ce jeune soldat, une main derrière la tête, dont le regard perdu se tourne vers moi…
Quand j’y retourne quelques heures plus tard avec M. Lî, je suis bouleversée par l’ampleur de la tragédie sous ce pâle soleil, qui n’éclaire plus que des ruines. C’est l’apocalypse, celle peinte par Jérôme Bosch.
Christine Spengler
Christine Spengler découvre sa vocation à 23 ans au Tchad : voyant les rebelles toubous, pieds nus, tirer contre les hélicoptères français, elle emprunte le Nikon de son frère Éric. Bientôt, ses photos d’Irlande du Nord, diffusées par Sipa, paraissent dans Life et Paris Match. Vietnam, Cambodge, Liban, Iran, Nicaragua, Érythrée, Salvador, Irak, Afghanistan, autant de reportages qu’elle raconte dans son autobiographie, Une femme dans la guerre (Éditions des Femmes).
40 ans de photojournalisme – Génération Sipa
De Michel Setboun et Sylvie Dauvillier
Création graphique et mise en page : Grégory Bricout
© 2012, Éditions de La Martinière
239 pages – 39 euros