Le temps de Maryse Goudreau
Durant ces troisièmes Rencontres internationales de la Gaspésie, la photographe Maryse Goudreau a mobilisé des foules importantes sur plusieurs quais à l’abandon le long de la côte. Elle a beaucoup publicisé ces séances de prises de vue publiques où elle photographie depuis les hauteurs d’une grue mécanique des communautés villageoises réunies par ses soins.
Ces quais où jadis les pêcheurs déchargeaient la morue à la tonne tombent aujourd’hui en décrépitude. Ils évoquent à la fois le temps passé, les temps difficiles et les solidarités qui se maintiennent malgré tout. Pour chacune de ses prises de vue dans différents villages de la côte gaspésienne, Marie Goudreau réunit quelques centaines de personnes. Elle interroge ainsi l’identité sociale du monde qui l’entoure, un monde qui est le sien, un monde qu’elle sent plus que jamais menacé de disparition.
Maryse Goudreau vit dans un temps à elle, à Pointe-à-la-Croix, petit village situé entre la réserve amérindienne de Listuguj et la frontière avec la province canadienne voisine, le Nouveau-Brunswick, là même où les Français perdirent en 1760, dans la bataille de la Restigouche, leurs derniers vrais espoirs de reprendre l’Amérique par les armes.
«À la maison, mon père a toujours eu sa montre et ses horloges réglées à l’heure du Québec. Mais ma mère tient à avoir ses repères à l’heure du Nouveau-Brunswick», où le fuseau horaire est décalé d’une heure. «Depuis mon enfance, mes parents ont toujours fait heure à part.» Cette préoccupation constante à l’égard du temps habite la photographe et la tourmente jusque dans son œuvre.
À un saut de puce du vieux pont qui enjambe la rivière Restigouche, là où l’eau douce se jette dans la baie des Chaleurs, Maryse Goudreau parle doucement et montre volontiers la vieille chambre photographique en acajou de 1870 qu’elle utilise pour son travail au collodion, ce procédé photographique du XIXe siècle qu’elle a appris à maîtriser à New York.
«Tout le monde veut me parler de mon appareil, de comment il fonctionne, de sa manipulation, de toute la mécanique… Je ne suis pas là pour faire des démonstrations de techniques anciennes à l’heure du numérique ! Personne ne semble trop se soucier de savoir pourquoi j’utilise un appareil de ce genre, ce qu’il signifie au cœur du travail que j’essaye de faire, en quoi cela s’inscrit dans ce que j’ai toujours essayé de créer ou de comprendre. On me pose toujours les mêmes questions, juste sur la mécanique de tout ça… Mais ce n’est pas ce qui compte.»
À la fois lent et complexe, la photographie au collodion souligne à merveille ce rapport à la mémoire qui la fascine. La manipulation délicate des plaques de verre et les aléas qu’impliquent de pareilles prises de vue accentue le sentiment de fragilité déjà palpable dans toute son avancée vers un monde qui ne cesse de reculer devant elle. Au final, la photographe propose des images pétries de douceur, souvent voilées, où le temps semble en voie de tout emporter, à commencer par le présent.
Sous l’œil de Maryse Goudreau, son objectif monté sur une crémaillère de laiton capte moins une image précise qu’un instant de vie collective où l’émotion de la photographe recouvre tout. La peau chimique accrochée tant bien que mal à une simple plaque de verre permet de plonger plus loin dans la fragilité du temps.
Bien qu’encore toute jeune, Maryse Goudreau a déjà profité de plusieurs résidences d’artistes à l’étranger, notamment au Moyen-Orient, en Europe et dans les Caraïbes. «J’ai voyagé dans une vingtaine de pays, mais je n’ai jamais été aussi dépaysée que dans les réserves autochtones de chez nous…»
Au temps de ses études en photographie, elle a œuvré dans une agence de photos parisienne aujourd’hui disparue, n’hésitant pas à briser les conventions jusqu’à rendre un soir une visite impromptue aux ténors de la photographie réunis à l’occasion d’une fête de la prestigieuse agence Magnum. «Nous sommes arrivés chez Magnum sans être invités. Nous n’étions pas très bien habillés pour une soirée du genre et on avait pas mal bu… ll y avait Henri Cartier-Bresson, sa femme Martine Franck, d’autres aussi, mais je ne me souviens plus de rien ou presque, sinon de m’être trouvée avec eux ce soir-là.»
Maryse Goudreau affirme franchement ses goûts et ses dégoûts. L’apparat dont se drape la belle société ne l’intéresse pas. Le monde des nouveaux riches de l’Amérique lui répugne. Elle ne cache pas les couleurs de son engagement politique, qui penche très franchement en faveur du monde social des laissés pour compte auquel s’intéresse justement son art.
Ce matin-là, Maryse Gaudreau était debout depuis l’aube pour annoncer par des affiches son prochain projet de photographie sur un des longs quais fantomatiques de la Gaspésie. «Elles sont belles, tes affiches, lui ai-je dit, mais pourquoi y indiquer seulement l’heure du rendez-vous et pas la date ?» Elle m’a regardé avec de grands yeux. «Ah oui, c’est bête : j’ai juste écrit l’heure.»
Jean-François Nadeau