Né en 1928 à Budapest en Hongrie, Gabor Szilasi est arrivé au Québec en 1958, après avoir failli s’établir en Suède. Durant la guerre, sa famille a été décimée par les nazis. Il portera l’ignominieuse étoile jaune. Sa mère ne reviendra pas des camps. De tout cela, il ne veut pas trop parler. « Je ne parle pas de ces choses-là, d’ordinaire… Beaucoup de gens vivent avec ça douloureusement, le ressassent. Pas moi. Ce malheur n’explique pas ma photographie. Pour les nazis, nous étions des ennemis à cause de notre origine juive; pour les soviétiques, après la guerre, nous étions encore des ennemis, des bourgeois, parce que mon père possédait une petite boutique. J’ai tenté de m’enfuir de la Hongrie dès 1949. J’ai fini en prison, incapable par la suite de poursuivre mes études en médecine. En 1956, à la faveur de la révolte, nous avons pu offrir un peu d’argent à des gens d’un village près de Budapest pour qu’ils nous aident à franchir la frontière. »
Gabor Szilasi est considéré comme un des photographes majeurs au Canada. Plusieurs grands musées lui ont consacré des rétrospectives. Ses œuvres sont intégrées à nombre de collections. La valeur de son travail consacré au Québec rural et à l’architecture de Montréal a été soulignée par l’obtention de deux des plus importants prix en arts visuels au Canada, le Prix Paul-Émile-Borduas et le Prix du Gouverneur général.
Toujours très actif, Gabor Szilasi a travaillé tout l’été en Gaspésie. Il y a exposé des portraits récents. « Je photographie l’instant dans le présent, mais dès que je déclenche, nous voilà du côté du passé. À l’exception de mes photos récentes à Budapest, où j’ai un peu photographié par nostalgie, mon travail ne se situe pas dans le romantisme du passé. J’aime découvrir la spécificité de l’instant et du regard, mis en équilibre sur un instant précis. Le reste survient seulement après, malgré moi… »
Son œuvre, réalisée surtout en noir et blanc, s’attache à la nature humaine. « J’ai photographié d’abord ce qui m’intéressait. Parfois, la géométrie ou la lumière elle-même, puis l’architecture, la ville, la présence des hommes. C’est après trente ans de photographie que je me suis concentré enfin sur l’homme, en ayant de plus en plus conscience de thèmes plus précis dans mon travail. Au début, je n’étais pas certain de ce que je faisais. Il y avait, je dirais, une certaine naïveté dans mes photographies. Je cherchais des cadrages de peintres mais j’arrivais toujours à autre chose! À l’époque où j’ai fait les Motocyclistes au lac Balaton, par exemple, je n’ai pas vu tout de suite que c’était une bonne photo. Elle cassait les règles classiques. Je ne l’ai tirée en chambre noire que beaucoup plus tard… Lorsque mes étudiants voulaient recadrer une photo, je les encourageais d’abord à mieux considérer leur première perception. L’impression initiale d’un moment est précieuse. »
À Budapest, en 1952, le jeune Szilasi achète un Zorki, copie russe du célèbre Leica. Pourquoi cet intérêt pour la photographie? Aucun concours du destin ne le guide encore vers les œuvres des maîtres hongrois, comme André Kertész, dont une des photographies les plus célèbres orne désormais son salon. Il s’agit tout au plus d’un besoin irrépressible de satisfaire son regard, d’organiser dans une image un besoin d’expression.
« J’aurais voulu dessiner et peindre. J’y pense encore, à l’occasion », m’explique Szilasi. « Mais la peinture s’accorde mal avec mon tempérament. Je mange vite, comme les Hongrois! Je suis un impatient, depuis toujours. Quand j’ai réalisé trente photos convenables sur un thème, j’arrête et je vais voir ailleurs. D’autres creusent, toute leur vie, un même sillon. […] J’ai fait des photos au Leica, puis au format moyen, au grand format, puis des Polaroïds, des vues panoramiques, bref toutes sortes de choses… »
Sa passion pour le Québec rural, dit-il, découle de sa méconnaissance de la Hongrie campagnarde de sa jeunesse. « Je n’étais jamais beaucoup sorti de Budapest. La campagne est une expérience qui me manquait. Je cherchais, au Québec, les traces de l’homme dans le paysage, la vie d’ici. Mais je n’ai jamais photographié de paysage pur, à la Ansel Adams. Ça ne m’intéresse pas. Comme je travaillais pour l’Office du film du Québec, l’occasion m’était offerte de découvrir des univers humains différents. Entre la Beauce, Charlevoix avec l’Île-aux-Coudres et d’autres régions, je sentais les différences et je voulais mieux les comprendre. Elles m’intéressaient. J’ai photographié les gens de ces régions, des personnalités […] et beaucoup de gens ordinaires. » C’est dans cette perspective qu’il s’est attaché à la Gaspésie au cours des dernières années.
Szilasi affectionne la simplicité des gens qui ont une véritable présence mais qui n’appartiennent pas au vedettariat. «J’ai toujours évité de photographier des gens très connus. Dans ces cas-là, on photographie surtout des réputations. On ne peut pas faire une photo ratée de Mick Jagger ou de Marilyn Monroe… Le quotidien des gens simples m’a toujours semblé beaucoup plus intéressant.» Sa passion pour la ville procède d’un même intérêt pour l’humanité. « La transformation du monde, au cœur du quotidien, me fascine toujours autant.»
Jean-François Nadeau