À l’occasion de sa première exposition personnelle à Paris à la Galerie XII, l’artiste milanais Paolo Ventura s’est entretenu avec L’Œil de la Photographie sur ses dernières séries et son processus créatif.
Paolo Ventura, comment êtes-vous venu à la photographie ?
J’ai étudié la peinture parce qu’il y avait peu d’écoles de photographie au début des années 1980. De plus, la photographie ne m’intéressait pas vraiment à l’époque, j’étais plus attiré par le monde de l’art. J’ai abandonné mon école d’art au bout de quelques années et, à cette époque, Milan était un haut lieu de la mode et de la publicité. Il y avait beaucoup d’emplois dans le domaine de la photographie et j’ai commencé une carrière dans la photographie de mode. Je ne l’ai pas vraiment choisi, j’étais au bon endroit au bon moment. À l’époque, ces magazines faisaient peut-être cinq cents pages. C’était une autre époque. La photographie de mode a été une excellente école pour moi, et pour les photographes en général, car la demande porte moins sur la technique que sur la créativité. On peut donc vraiment expérimenter et c’est ce qui m’a fait aimer la photographie.
Pourriez-vous nous en dire plus sur votre processus de création ?
Je n’ai pas de méthode spécifique pour faire des images, je travaille toujours avec différents types de techniques. Auparavant, on pouvait dire que mon travail était plus purement photographique. Cependant, pour moi, prendre des photos a toujours été la dernière partie d’un long processus créatif. Par exemple, avec les Short Stories (2012-2015), j’ai peint une toile de fond devant laquelle les protagonistes pouvaient jouer, comme sur la scène d’un théâtre. La série War Souvenir (2005) a été créée à l’aide de marionnettes que j’avais fabriquées. Dernièrement, j’ai utilisé une plus grande variété de médias comme le collage, la peinture, le dessin, la sculpture ou la scénographie. J’aime commencer par une photographie que je repeins pour couvrir les éléments indésirables.
C’est le cas dans la série que vous exposez à la Galerie XII, Le Passe-Muraille.
Pour cette série, à l’aide de peinture, j’ai complètement changé la scène de l’image originale, en enlevant les détails que je ne voulais pas, comme les voitures, les gens, les panneaux. Une photo – que j’ai prise ou que j’ai trouvée – se transforme en un lieu différent et nouveau. Elle devient ma propre scène. Et lorsque la scène est prête, j’y place des personnages, en utilisant le collage. En général, c’est moi qui figure sur la photo ou un membre de ma famille. Je prends le temps d’entrer dans la peau de mon personnage, en utilisant du maquillage et des vêtements pour déguiser mon identité.
Pourquoi avez-vous commencé à mélanger la photographie avec d’autres médias ?
Ce fut un long voyage. Au début, j’ai commencé à mélanger ces médias peut-être parce que je n’étais pas très intéressé par la photographie. Je ne me suis jamais considéré comme un photographe. Pour moi, ce médium était trop plat et avait trop de limites. L’appareil photo limitait ma vision : il faut voir quelque chose pour prendre une photo, on ne peut pas l’inventer. C’est pourquoi j’ai utilisé la photographie, mais je ne l’ai jamais considérée comme une œuvre finale. Pour moi, la formule appareil photo-négatif-impression ne suffisait pas. J’ai toujours eu besoin de quelque chose de plus tridimensionnel.
Dans votre travail, il y a un sens de l’imagination et de la narration.
En effet. L’origine de ce sentiment est un mystère. Mon père était concepteur de livres pour enfants et il savait raconter des histoires. En grandissant, j’ai peut-être été inspiré par cela. Mon instinct me pousse toujours à créer une image, puis à en créer une autre. Il faut toujours qu’il y ait une histoire ou au moins une narration. Il m’arrive aussi d’écrire une histoire qui débouche sur une œuvre. Pour Le Passe-Muraille, j’ai écrit une courte narration composée d’une dizaine de petits blocs de texte qui ont ensuite évolué vers cette série.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle série, Le Passe-Muraille ?
Le point de départ était le livre éponyme de Marcel Aymé que j’ai librement adapté selon ma propre imagination. L’histoire est celle d’un Parisien qui tente d’échapper à une tentative de meurtre et qui, en s’enfuyant, se rend compte qu’il peut passer à travers les murs. Grâce à ce nouveau pouvoir, il peut enfin réaliser son désir de savoir ce qui se passe dans la vie des gens. Mais il finit par se lasser d’entrer dans leur maison, car cela lui enlève tout mystère.
L’histoire se déroule à Paris.
C’était en fait assez nouveau pour moi, car je ne pense généralement jamais à des lieux spécifiques lorsque je crée. Paris était une bonne scène pour ces images. C’est très théâtral. J’aime aussi la monotonie de cette ville, dans le sens où elle ne change jamais vraiment. Pour la première fois, mon travail ne s’inscrivait pas dans une zone géographique vague. Ce qui est resté, c’est le sens intemporel que je mets dans tout ce que je crée. Je mélange souvent les époques, de sorte qu’il est impossible de savoir quand la scène se déroule.
Cela contribue à la grande part d’imagination qui imprègne votre travail. Il y a parfois un côté surréaliste, mais en même temps, la photographie est souvent associée à la réalité.
Au début, j’aimais la photographie pour sa capacité à montrer la réalité et le sentiment de confiance qu’elle transmettait. Pour moi, c’était important car je voulais que les gens croient ce que je photographiais. Mais aujourd’hui, surtout avec l’essor du numérique, cela m’intéresse beaucoup moins. Lorsque j’ai commencé à prendre des photos, il y avait un grand débat entre le numérique et l’analogique, avec des questions sur ce que la photographie représentait. Je me souviens que lorsque j’ai montré mon premier travail à un éditeur à New York, j’avais créé une maquette de l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale que j’avais photographiée, sans faire aucune retouche par la suite. Il m’a dit « ce n’est pas de la photographie ». Personne ne dirait une chose pareille aujourd’hui, mais à l’époque, il y a environ 20 ans, il fallait montrer quelque chose qui s’était passé. Je trouve incroyable l’évolution de la photographie. Le numérique a tout changé et a libéré la photographie. Je crois que c’est une époque formidable pour la photographie, il y a beaucoup moins d’obligation d’être réel, de suivre une certaine formule. Les gens comprennent beaucoup mieux la photographie aujourd’hui et vous pouvez vraiment faire n’importe quoi.
La façon dont vous déformez la réalité est le plus souvent manuelle. Vous arrive-t-il d’utiliser des modifications numériques ?
Non, car ce qui est intéressant pour moi, c’est de créer des images en touchant la matière. J’ai besoin de me salir les mains avec de la couleur et de la colle. Je n’aime pas cet aspect de la photographie qui doit être très propre et précis. J’ai en tête l’image d’un tirage photographique avec un peu de poussière, que l’on enlève avec un spray. Ce n’est pas moi.
Pour conclure cette interview, pourriez-vous nous parler de vos projets à venir ?
Je vais exposer à Minneapolis un nouveau projet sur les paysages urbains. Il n’y aura pas de personnes dans cette exposition. Plus que la vie dans une ville, je me suis intéressé à sa conception architecturale. J’ai supprimé toute trace de vie, comme je l’ai fait pour le Passe Muraille, en peignant sur les photos que j’avais prises.
Entretien avec Zoé Isle de Beauchaine