La galerie Polka présente l’exposition Places of the Mind de Donata & Wim Wenders jusqu’au 9 janvier 2016. Adélie de Ipanema, a interviewé les deux artistes, interview que nous partageons aujourd’hui avec vous.
Adélie de Ipanema : Cette exposition que vous avez intitulée « Places of the Mind » (Les lieux de l’esprit), présente de manière originale vos deux regards de photographes sur un même endroit : le Canada ; et sur une même personne : un personnage joué par James Franco dans votre dernier film « Every Thing Will Be Fine ». Puis-je vous demander dans un premier temps d’où vous est venu ce titre ?
Donata Wenders : Les photographies que nous avons chacun prises autour du tournage de « Every Thing Will Be Fine » sont très différentes. J’étais la photographe de plateau au cours du tournage, alors que Wim n’a fait de photos qu’avant le tournage lors d’un voyage de repérage au Québec, destiné aussi à se familiariser avec le paysage et les conditions de températures extrêmes, comme par exemple sur le fleuve Saint-Laurent entièrement gelé. Lorsqu’il a vu pour la première fois les abris qu’avaient construits les pêcheurs sur la glace en plein hiver, il m’a appelée tout de suite. Ce paysage l’a tellement enthousiasmé qu’il lui a inspiré un nouveau début pour son film…
Wim Wenders : Pendant le tournage, Donata s’est rapidement trouvée une nouvelle occupation qui n’avait rien à voir avec la photographie de plateau : elle photographiait James Franco en train de lire. Et qu’est-ce qu’il lisait ! Quasiment à chaque fois que la caméra ne filmait pas. Dès que je disais « Coupez ! », James prenait son livre pour ne le reposer que lorsque je l’appelais : « James, on est prêts à reprendre ». C’est la première fois que je travaille avec un acteur qui ne quitte quasiment jamais le plateau. Il se trouvait à chaque fois un petit coin au calme pour y lire son livre tranquillement dans sa bulle.
DW : Avec James, c’est devenu en quelque sorte notre projet à nous, même si au début on n’en parlait pas vraiment. James voyait bien que je prenais des photos de lui en train de lire et il me laissait faire. Il y avait comme un accord tacite entre nous. Au départ c’était juste un projet photo qui est finalement devenu une installation vidéo que l’on a appelée « James Reading – Reading James ».
WW : Pour en revenir à votre question : en effet, trouver un titre commun pour des visuels si différentes a relevé du défi. Puis nous avons réalisé que l’observation d’un homme s’évadant en permanence dans un monde intérieur fait de toutes sortes d’univers intellectuels, et l’observation d’un paysage qui peut finir par raconter une histoire, pouvaient se résumer en un seul titre « Places of the Mind ».
ADI : Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez choisi d’associer vos travaux pour cette exposition ?
DW : Cela fait longtemps que je collabore avec Polka et j’y ai déjà exposé mon travail. C’est en parlant avec les galeristes de mon dernier projet « James Reading – Reading James » et de l’éventualité de montrer une installation et des photos autour de ce projet produit pendant le tournage d’« Every Thing Will Be Fine » que la conversation a dérivé sur Wim.
Les galeristes étaient curieux de savoir s’il avait lui aussi pris des photos durant le tournage. Et si c’était le cas, si nous étions intéressés à montrer nos travaux ensemble.
C’est une question qu’on ne nous avait jamais posée, du moins en Europe, où l’on préfère généralement séparer les travaux du mari et de l’épouse. Du coup avec Wim, on s’est regardés l’air surpris…
WW : Mais tous les deux nous avons aimé l’idée, car notre précédente expérience d’exposition commune nous avait beaucoup plu, et nous étions tentés de la renouveler. Ma seule question était : « Est-ce que j’ai quelque chose à montrer ? » En effet, je n’avais aucune photo du tournage, toutes mes images avaient été prises avant, lors du repérage. Nous avons donc ressorti les planches contact de ces images, toutes réalisées comme toujours avec mon Plaubel 6×7 et mon Fuji Panoramic 6×17. Jusque là je n’avais fait aucun tirage de ces films, et puis en regardant mes planches, j’ai aimé ce que j’ai vu… Les choses se sont enchaînées et de fil en aiguille nous avons accepté la proposition de Polka.
ADI : Vous n’avez exposé votre travail ensemble qu’une fois auparavant : c’était au Japon en 2005. Et aujourd’hui les rôles se sont en quelque sorte inversés, Donata vous présentez une vidéo et Wim des photos.
WW : C’est en effet assez paradoxal… Pour « Places of the Mind » Donata est la réalisatrice et moi je montre des images fixes. Mais c’est une première impression, en effet on se rend vite compte que mes images fixes me conduisent à la réalisation d’un long-métrage dramatique dans lequel le paysage tient un rôle très important. Et en réalité, le film de Donata est une étude sur le temps suspendu dans l’acte photographique. Notre première exposition commune au Japon « Journey to Onomichi » était très différente.
DW : Oui, c’était en quelque sorte une commande : comment deux photographes aux écritures si différentes pouvaient voyager ensemble, et ce que nos regards retiendraient. Nous avions le choix du lieu et Wim – qui connaissait déjà le Japon – a choisi la petite ville d’Onomichi, dans le sud du pays, où il n’avait jamais été auparavant.
WW : C’est là que mon réalisateur fétiche et mentor, Yasujiro Ozu, a commencé et terminé son film le plus célèbre, « Tokyo Monogatari » (Journey to Tokyo). Nous nous y sommes rendus avec Donata, photographiant en chemin, et nous avons passé une semaine à Onomichi dans une auberge traditionnelle. La journée nous travaillions chacun de notre côté : pour ma part, je cherchais des lieux qui m’inspiraient pendant que Donata partait à la recherche de gens dans les champs, à des cérémonies de thé ou au travail. Le soir nous nous racontions nos découvertes, mais nous n’avons pu voir nos travaux respectifs que beaucoup plus tard, après avoir développé nos films et fait des planches contacts.
DW : C’était une expérience assez incroyable : Wim n’en revenait pas du nombre de personnes que je rencontrais, et moi j’étais ébahie par les lieux qu’il découvrait aux abords de la ville. Et en effet, l’exposition à Polka est seulement notre deuxième aventure de cette sorte.
ADI : Pourriez-vous chacun me décrire la manière de photographier de l’autre ?
WW : Donata a un regard bienveillant sur les gens. Elle arrive à tirer le meilleur de chacune des personnes avec qui elle décide de passer du temps pour la photographier. Et elle a réellement besoin de temps, Donata n’est pas une photographe de l’instant. Son travail prend les allures d’un dialogue avec cet autre, et elle essaye d’aller capturer au plus profond de chacun l’essence même et l’âme de ses sujets. Elle a toujours travaillé en noir et blanc et dans ce domaine elle a su développer une vision unique. Sérieusement, en ce qui concerne la capacité de voir et de révéler une personne tout en sachant en même temps la protéger, elle est devenue ma photographe préférée.
DW : Lorsqu’il s’agit de trouver des lieux et de les photographier, je suis à chaque fois émerveillée par la capacité qu’a Wim de trouver les points de vue et les perspectives les plus adéquats pour dépeindre un endroit avec son appareil photo. Wim est vraiment proche des lieux et il arrive à nous faire passer, par la photographie en couleur, ce qu’ils ont à nous transmettre. Pour moi, ce sont comme des peintures. Il arrive qu’il retourne plusieurs fois au même endroit, juste pour écouter ce que ces lieux ont à lui dire. Ainsi, il les voit souvent sous différentes lumières : à l’aube, au crépuscule, de jour ou même de nuit. Et parfois il suffit de quelques secondes pour qu’un endroit le touche. Je crois réellement que Wim arrive à comprendre les lieux et leurs histoires, comme d’autres photographes comprennent la nature ou la société.
Quand je regarde les photographies de Wim, je suis émue par sa générosité et sa sollicitude envers ses sujets. Il semble qu’il y ait peu de gens envers qui les lieux se dévoilent. On dirait qu’ils attendent que la personne qu’ils ont appelée vienne pour leur parler. Wim a le sens de l’espace, du lieu, il entend cet appel et il le suit.
ADI : Vous êtes deux photographes très différents : vos visions sont aux antipodes l’une de l’autre et cependant elles se complètent. Qu’est ce qu’apporte la vision de l’un au travail photographique de l’autre ?
WW : On est les premiers à voir la production photographique de l’autre. On s’aide mutuellement dans nos choix et on est très critiques de nos travaux respectifs.
DW : Vu qu’on est si différents, on a tous les deux une grande liberté lorsqu’il s’agit de voir le travail de l’autre sous un angle qui soit vraiment constructif….
ADI : Est ce qu’il n’est pas difficile pour vous Wim de vous positionner en tant que photographe alors que vous êtes connu comme réalisateur ? Nous aimons mettre les gens dans des cases… Comment arrivez-vous à mettre en avant tous les aspects de votre création artistique ?
WW : Dans ma tête et dans ma vie de tous les jours, et dans ma manière de m’organiser, la photographie occupe une place complètement différente de la réalisation. Elles ne pourraient être plus éloignées l’une de l’autre. Quand je revêts ma casquette de photographe, je travaille seul et j’ai besoin de rester seul. Les photos que j’ai faites en préparation de « Every Thing Will Be Fine » n’étaient pas uniquement des photos de repérage. Elles étaient surtout ma manière à moi de comprendre le paysage québécois et son étrange existence imprégnée de la culture européenne importée sur le continent américain. En tant que réalisateur, quand je voyage, j’ai une histoire en tête. En tant que photographe, je suis vide. Il n’y a que dans le vide narratif que je puisse m’abandonner à un espace, à un paysage pour devenir une oreille attentive ou le témoin de l’histoire d’un lieu. Si les critiques ou les gens me mettent dans une case comme vous dites, cela n’a rien à voir avec moi. Ce sont leur problème et leurs préjugés, pas les miens.
ADI : Donata, vous travaillez aussi comme photographe de plateau sur les tournages de Wim. Comment réussissez-vous à séparer cette pratique de votre pratique artistique ?
DW : Ma pratique photographique, lorsque je suis sur les tournages de Wim, n’est là que pour servir le film. J’essaye au mieux de reproduire en photographie le cadrage de la caméra et de capturer les moments les plus importants de la scène. Ma vision alors se confond avec celle de Wim. C’est un travail bien précis pendant lequel on se concentre sur toutes les images qu’enregistre la caméra. Et bien entendu ce travail se fait en couleur.
Alors que le travail dont j’ai parlé précédemment, mon travail personnel, est très différent. Avec ce projet que l’on présente à la galerie Polka, j’ai pu allier le tournage avec un travail en tête à tête avec une seule personne devant mon appareil. Nous avions comme un accord tacite et je pouvais, avec mon boîtier, rejoindre James Franco dans sa « bulle de lecture », dans laquelle il semblait être seul.
ADI : J’aimerais terminer en parlant de votre fondation. Wim, vous avez célébré cette année vos 70 ans, une occasion de revenir, au travers d’une série de manifestations, sur votre carrière de réalisateur et de photographe. Ce fut aussi l’occasion de mettre en avant cette nouvelle fondation que vous avez récemment inaugurée, et que Donata et vous-même présidez. Pouvez-vous nous en dire plus et nous parler des objectifs de cette fondation ?
WW : La Fondation Wim Wenders est propriétaire de tous mes films (à l’exception de deux). Mes travaux photographiques, artistiques et littéraires finiront aussi là. Et c’est un soulagement et une joie pour moi. Je n’aime pas particulièrement “posséder” des choses. Pourquoi est-ce que ces films devraient n’appartenir qu’à moi ? De toutes façons, maintenant ils font partie d’une mémoire collective, du moins pour certains. Et aussi j’aimerais qu’ils me survivent et que l’on s’en s’occupe : j’aimerais qu’à l’avenir ces films soient restaurés et transcodés pour les nouveaux médias. Certains de mes négatifs ont maintenant plus de 40 ans et ils commencent à se détériorer, les couleurs ternissent… Des dégradations, comme des rayures et des cassures, se sont accumulées au fil des années, et une fondation est bien mieux placée pour pouvoir les restaurer et investir dans leur avenir.
DW : Avec notre équipe, sous la direction de Laura Schmidt, nous avons déjà transcodé 17 de mes films sur un support digital de résolution 4K. Cela aurait été compliqué à réaliser pour un propriétaire particulier, ou pour une entreprise qui doit penser uniquement en termes financiers.
WW : La deuxième partie de la fondation offre un financement et un soutien aux jeunes réalisateurs. Chaque année nous accordons des bourses qui permettent aux réalisateurs de développer un projet et d’avoir en même temps une certaine indépendance financière. Notre principal critère est de soutenir des projets innovants qui font avancer la réalisation et la pousse vers de nouvelles limites.
EXPOSITION
Places of the Mind
Donata & Wim Wenders
Du 13 novembre 2015 au 9 janvier 2016
Galerie Polka
Cour de Venise
12, rue Saint-Gilles
75003 Paris
France
http://www.polkagalerie.com
http://donatawenders.com