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Galerie Poggi : Sophie Ristelhueber : What the fuck !

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Depuis plus de trente ans la photographe plasticienne Sophie Ristelhueber élabore une œuvre de terrain, et ausculte notre monde de toutes les marques, signes et autres traces visuelles, comme autant de cicatrices et de plaies qui zèbrent sa surface. Adepte des expositions, installations ou vidéos, c’est un non-accrochage au titre éloquent qui nous est proposé cette fois, exercice radical qui méritait quelques éclaircissements. Rencontre donc.

 

Jean-Jacques Ader : Parlons déjà du titre de cette exposition, disons, plutôt expressif.

Sophie Ristelhueber : C’est vrai que j’ai choisi quelque chose d’assez incisif, et ce n’est pas par hasard mais en rapport avec l’actualité mondiale ; j’ai voulu exprimer un ras le bol et aussi marquer un temps d’arrêt dans mon travail. Un arrêt sur images. Je n’avais rien fait depuis cinq ans avec la galerie Poggi et il fallait se réveiller un peu ? C’est le titre qui est venu en premier et ensuite le reste a suivi. Mon galeriste a d’ailleurs accepté cette démarche alors que ce n’était pas évident, cela pouvait heurter le public, mais voilà c’est fait.

 

Vous aviez déjà posé au sol des grandes photographies pour exposer en 1997 mais cette fois c’est encore plus poussé, en dehors des photos d’animaux qui sont accrochées, elles.

SR : Oui, les tirages de La campagne déjà se chevauchaient car je ne voulais pas donner d’ordre dans ces images de Bosnie-Herzégovine, alors que là c’est une traversée de quarante ans de mon travail, sauf les photos d’animaux qui sont inédites.

 

Est-ce qu’on peut dire que c’est une accumulation de vos travaux comme se sont accumulés les lieux, et les conflits qui y sont représentés ?

SR : Pourquoi pas ; en même temps je ne suis plus toute jeune et un conflit ressemble à un autre conflit, et je n’ai plus tout à fait l’imaginaire pour représenter tout ça. L’exclamation du titre veut dire tout ça : qu’avons-nous fait de ce monde ? Et les animaux sont là un peu comme des reproches vivants. Ces animaux que j’ai photographiés il y a longtemps et que j’ai toujours gardés comme compagnons de route. Je savais qu’un jour ils apparaitraient, car l’œuvre existe quand elle est au mur, et pas avant.

 

Ici, ce n’est même pas un décrochage, vous n’avez pas voulu les accrocher ces cadres, ce n’est quand même pas par lassitude ?

SR : Je ne peux pas me permettre ce mot car il y a toujours des gens qui souffrent, et pour qui ça n’avance pas. Disons qu’en tant qu’artiste qui essaye de représenter le monde je me sens un peu démunie. Même si je n’ai pas la prétention de dire que mon travail puisse changer quelque chose, il faut essayer quand même.

 

Vous questionnez justement la représentation artistique de ce monde.

SR : Disons qu’au delà du document, cela me permet de dire quelque chose de personnel, même si tout le monde ne comprenait pas pourquoi je partais dans des pays en guerre alors que je collais pas à l’événement. On a dit de moi que j’arrivais après le conflit ce qui est stupide. Par exemple, j’étais en Irak en 2000 alors que les Américains ne sont arrivés que trois ans après. Je ne cherche pas à faire de l’art sur le dos de notre pauvre planète, c’est une nécessité personnelle de trouver un sens à tout ça, ou de ne pas le trouver.

 

D’ailleurs, le public de la galerie pourrait être déçu de ne pas voir les images masquées par celles qui sont devant.

SR : Oui c’est une expo qui fonctionne aussi sur la frustration de ceux qui la visitent, et par métaphore sur qu’est-ce qui se passe derrière ? Et qu’aucun d’entre nous ne sait vraiment ce qui va se passer derrière, ou après.

 

Peut-on dire, même si vous n’êtes pas photographe dans le sens reporter du terme, que votre travail utilise les fonctions principales de la photographie ?

SR : Moi, je ne pars pas faire de photos si je n’ai pas un projet défini. Je suis loin du stéréotype du baroudeur avec son Leica, toujours prêt à déclencher ; dans ce sens là je ne me sens pas photographe. Je pars toujours avec un projet, et souvent sans garantie de réussir, c’est un peu comme un saut dans le vide. C’était difficile d’anticiper ce que j’allais trouver une fois sur place. De nos jours, avec les moyens de liaisons mondiaux, tout est vu presque dans l’instant, après un bombardement par exemple, alors que quand je suis partie à Beyrouth je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais voir, quelques quartiers dévastés ou toute la ville. Maintenant, nous sommes hélas habitués à ces villes modernes en ruines, qui s’affichent jusque dans les réseaux sociaux, mais nous sommes toujours impuissants.

 

Vos images sont-elles des témoignages ?

SR : Je ne pense pas. Par exemple la guerre au Koweït qui n’a pas été très documentée, où la presse n’a pas été complètement libre, moi j’ai fait du Sophie Ristelhueber, mais je n’ai pas plus témoigné que quelqu’un d’autre. Et quand Libération m’appelle dix ans après, pour illustrer « l’anniversaire » du conflit en me demandant une image, je dis non, et je leur demande qu’allez-vous illustrer avec mon travail ?

 

Pour revenir à l’expo, toutes les photos de traces, de marques et autres sont essentiellement des métaphores, mais pas les photos d’animaux.

SR : C’est vrai, c’est pour ça qu’ils ont cette présence en chair et en os qui nous frappe tous. Comme la plupart du temps dans mon travail il n’y a pas d’humains, mais tout ce que je photographie est lié à l’humain. J’ai l’impression de mieux parler des hommes et des femmes en ne les mettant pas dans les images. Et quand je photographiais des grands corps, pour Everyone, avec leurs sutures ou leurs cicatrices, je les traitais comme des paysages. Les corps et les paysages c’est la même chose. Il y a toujours chez moi un jeu avec les échelles et un contournement de la présence de l’humain. Les animaux, pour le coup, ont cette simplicité d’eux-mêmes qui est assez frappante. Dans l’exposition, ils sont là isolés, comme la seule trace du vivant qu’il nous reste, et ils semblent nous regarder en disant « mais qu’est-ce que vous avez foutu ? ».

 

Dans le texte de « Détails du monde » j’ai noté que vous ne compreniez pas vraiment votre attirance ou votre obsession pour les plaies et les cicatrices ; vous avez progressé là-dessus ?

SR : Pas vraiment… je laisse le fouillis psychanalytique faire son œuvre (rires) cela dit, c’est consubstantiel à mon travail. J’ai besoin de ça pour avancer, pour évacuer et pour le représenter. Il faut toujours croire dans ce que l’on fait, ça j’en suis sûre, mais les tenants et les aboutissants des méandres de mon crane, non ! (sourire) je ne sais pas et je ne cherche pas à savoir… je serai peut-être drôlement embêtée si je trouvais.

 

Entretien avec Jean-Jacques Ader

 

« What the fuck ! » exposition de Sophie Ristelhueber à la galerie Poggi, à Paris, du 5 Novembre 2024 au 15 Janvier 2025
https://galeriepoggi.com/expositions/sophie-ristelhueber-what-the-fuck/

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