À Berlin, Conrads réunit des œuvres de Stephen Shore, Boris Mikhailov, Thomas Struth, Beat Streuli, Rosemary Laing et Anastasia Samoylova. Par le prisme de l’urbanisme, cette sélection confronte les pratiques photographiques et les points de vue pour proposer différentes lectures du monde contemporain.
Dans les années 70, Stephen Shore compte parmi les précurseurs de la couleur, l’un des premiers également à prendre les routes pour narrer les États-Unis à travers son célèbre regard modeste. En découlent des centaines d’images compilées dans Uncommon Places, constituant aujourd’hui le cœur battant de son œuvre, elle-même largement fondatrice de la photographie contemporaine. Des coins de villes quasi-désertiques y font du coude à coude avec les routes où se bousculent les Cadillac, Plymouth et autres Dodge. L’exposition dévoile des prises de vue inédites capturées par le jeune Shore entre 1973 et 1978, des lieux ignorés auxquels il insuffle toujours une même profondeur spatiale singulière. Du Texas à Ohio en passant par le Nouveau-Mexique, un nouveau mode de vie citadin apparaît et inaugure une nouvelle ère, celle du capitalisme avec comme moteurs, la publicité qui s’immisce délicatement dans le paysage urbain et l’intérêt financier qui s’empare des consciences. Dans les compositions du photographe américain, le silence inonde et embrasse une lumière du jour qui se joue tour à tour de ces façades et de ces affiches publicitaires colorées. Le ciel immaculé qui peut à tout moment se ternir, comme dans cette photographie réalisée dans le Montana, résonne alors comme la subtile menace qui pèse sur les temps à venir.
Quelques décennies plus tard, de l’autre côté du globe, le monde bascule. Les clichés de Boris Mikhailov documentent les répercussions de l’effondrement de l’Union soviétique et la brutalité avec laquelle le changement de paradigme mondial s’est opéré en Ukraine. La juxtaposition de ses séries fondamentales pour la photographie sociale – Salt Lake et Case History -, apparaît comme le témoignage de cette transition. Salt Lake se situe à la veille de la dislocation de l’URSS, à Sloviansk, près de la ville d’origine du père de Mikhailov. Les femmes et les hommes qui se baignent dans ce lac salé lui prêtant des vertus curatives ignorent que l’usine en arrière-plan y déverse ses eaux usées. Ces images monochromes prennent alors une toute autre tournure et apparaissent comme la satire sociale d’un temps bercé par l’innocence et inaugurant déjà un terrain fertile à l’injustice. Injustice et misère sont ce que Case History incarne, une dizaine d’années plus tard. Dans cette série phare, le photographe ukrainien met en lumière les laissés-pour-compte de l’échec du communisme dans son village natal de Kharkov, à la fin des années 90. Parmi les centaines d’images à l’épaisse teneur anthropologique, la galerie présente des doubles portraits bouleversants de personnes ayant sombré du jour au lendemain dans la pauvreté, délaissés du système social, abandonnés à la rue. Des images crues qui décrivent avec poésie les terribles conditions de vie de l’ère post-communiste en Ukraine; Mikhailov immortalise tout et tout le monde : ceux infusés à l’alcool, les enfants livrés à eux-même et qui n’en sont pas à leur première cigarette, les corps amochés par l’indigence… Bouleversante et tragique, l’approche engagée de l’artiste ukrainien apparaît comme l’arrière- goût amer de la victoire de l’Ouest .
Une vue de Shanghaï capturée par le photographe allemand Thomas Struth en 1999 rejoint également la sélection. Les villes constituent le thème central de cette figure de l’école de Düsseldorf qui capture ses sujets urbains avec toujours la même minutie. Celui qui a fait ses débuts en noir et blanc traduit plus tard en couleur la curiosité qu’il porte envers les cultures façonnées par les idéologies. Et c’est ce qui l’amène en Chine, où il séjourne à quatre reprises avec un groupe d’études entre les années 90 et 2000. Ses rues, ses musées, ses habitants… Struth revient sur les pas de l’Histoire de ce pays et sur les forces qui le forgent dans le présent. Un paysage urbain symétrique de Shanghai qui fourmille de détails : les lignes des câbles et des échafaudages s’emmêlent, les enseignes semblent soudainement sortir des murs, les automobilistes, les deux roues et les piétons se déplacent en sens contraires… Malgré cela, Struth parvient à faire de ces détails les éléments de lecture d’une image complexe.
Retour à l’Ouest à l’aube des années 2000 avec un tirage de l’artiste suisse Beat Streuli, issu de sa série 8th Avenue / 35th Street réalisée en 2002 aux États-Unis qui témoigne d’une constance dans sa façon de photographier. Ce grand format est calqué sur les dimensions des publicités qui inondent les villes. L’enjeu recherché est d’inverser le rapport entre la publicité et les passants pour lesquels elle est destinée pour mettre en exergue le pouvoir du caractère essentiel de ces images placardées dans nos villes et le danger qu’elles peuvent revêtir. La photographie apparaît comme la réalisation instannée de notre regard et cette femme qui se détache de la foule floue, l’effet de sa mise au point. Streuli, en observant les passants interagir avec l’espace urbain, redonne une identité à celles et ceux que la société invisibilise.
En 2010, la photographe australienne Rosemary Laing réalise une série puissante baptisée Leaks visant à alerter sur la menace du développement suburbain en Australie. Pour ce faire, Lang construit elle-même ses images engagées dans le réel avec la même approche : elle plante à l’envers – littéralement – dans un décor pastoral encore vierge de la main humaine, la charpente en bois typique des maisons traditionnelles australiennes. L’artiste multiple, qui n’opère pas de travail de retouche, ne fait que huit uniques prises de chacune de ses installations, traduisant une patience et une précision hors-norme. En résultent des images qui détiennent à elles-seules une force architecturale, notamment grâce à une fine maîtrise des codes de la photographie et un propos qui fait particulièrement écho à l’heure où cette menace sur les zones rurales est une préoccupation mondiale.
Enfin, les travaux d’Anastasia Samoylova, extraits d’un travail plus large et en cours réalisé dans les métropoles de l’Ouest et de l’Est explorent la relation entre l’image photographique et l’espace urbain. Des clichés aux allures de collages qui révèlent à quel point l’omniprésence de la publicité fait des murs les supports de la propagande capitaliste. L’image sur une grande bâche tendue d’un couple enlacé dans une immense piscine pour annoncer la construction des Normandy Shores est instantanément brisée par la vue de l’ouvrier du chantier : Samoylova pense ses compositions en trompe l’œil pour opposer une vision fantasmée de la société aux désillusions quotidiennes du citadin. Avec ses photographies à l’esthétique intense, l’artiste d’origine russe née en 1984 semble bien marcher dans les pas de ses prédécesseurs pour, à son tour, raconter les grandes préoccupations et les macabres rouages de son siècle.
Noémie de Bellaigue
Urbanism à la Galerie Conrads, jusqu’au 20 mai 2023.
Galerie Conrads
Horstweg 33,
14059 Berlin
https://www.galerieconrads.de/