Photos « con »
Frank Horvat
Cet attribut trivial, appliqué à des photographies, exigerait une explication. Mais j’aimerais que vous la trouviez par vous-même. Je vous dirai seulement que si certaines de celles-ci vous font sourire, vous êtes sur la bonne voie, et que vous arriverez vite à reconnaître une photo « con » quand vous la rencontrez.
Si je ne les présente qu’à la fin, c’est parce que je les aime particulièrement. Et si l’attribut paraît grossier, c’est seulement comme quand une maman appelle son bébé « ma petite crotte ».
Prenez « 1950, Venise« . Le défilé de haute couture n’avait rien d’extraordinaire, en dehors du palazzo où il avait lieu, des stucs dorés au plafond et des noms historiques de certaines spectatrices. Le mannequin n’était pas une beauté saisissante, même si l’homme sur le canapé (sans doute le mari d’une cliente) paraît plus intéressé par elle que par la robe qu’elle porte.
J’avais 22 ans, je photographiais avec un flash et je faisais de mon mieux pour satisfaire la couturière qui me payait. Quand j’ai vu cette image sur la planche contact, je n’en ai pas pensé grand chose et je n’en aurais même pas gardé le négatif, si je n’avais pas décidé d’en tirer une autre, sur la même bande. (C’était ainsi qu’au temps de l’argentique certaines photos échappaient à la poubelle.)
Puis un jour, en feuilletant mes contacts, je la vis d’un autre oeil. Ce qui avait semblé banal me parut révélateur de quelque chose, dont au moment de la prise de vue je ne m’étais pas rendu compte. Ou l’avais-je perçu sans le savoir ? Était-ce la série de ces cinq expressions – du mannequin et des quatre spectateurs – au moment où elles sont éclairées par le flash ? Mais à ce moment-là je n’aurais pu les distinguer, elles étaient noyées dans le contrejour !
Voilà, en raccourci, le miracle d’une photo « con » : elle révèle quelque chose, mais il n’y a aucune raison de penser que le photographe en ait eu conscience! Édouard Boubat aimait citer un paradoxe de Borges : « Un écrivain ne peut être un grand écrivain, s’il écrit seulement ce qu’il croit écrire. » D’après le même principe, vous ne pouvez décider de faire une photo « con« : elle vous sera peut-être donnée. Tout à fait comme, selon saint Augustin, le salut éternel.
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