A l’occasion de la sortie de son livre, nous avons décidé de consacrer cette journée à Frank Horvat, photographe encore méconnu. C’est Myrtille Beauvert et Jonas Cuénin qui ont réalisé cette page.
A 85 ans, Frank Horvat publie aux éditions Terre Bleue le livre de sa vie rassemblant une large sélection de ses plus belles images. Intitulé La maison aux quinze clés et organisé en quinze chapitres, l’ouvrage fait figure de manifeste pour la multidisciplinarité de la photographie.
Frank Horvat, né en 1928 à Abbazia, ville italienne aujourd’hui croate et devenue Opatija, n’a jamais apprécié les frontières. Sa vie est faite de migrations, forcée tout d’abord, lorsqu’à la fin des années 30, la guerre pousse sa famille juive à se réfugier en Suisse, d’où il regarde enfant le monde s’entretuer. Voulue ensuite, quand il émigre en France après le chao, à Paris puis à Boulogne précisément, « pour l’espace et le prix du loyer », et entreprend ses premiers voyages photographiques : Inde, Pakistan, Israel, Japon, Egypte, Etats-Unis ou plus proche de lui, Angleterre et Italie. Frontières territoriales mais également photographiques. Frank Horvat a touché à tout : photojournalisme, photographie de mode, paysages, animaux, natures mortes, et même conception numérique. Aujourd’hui, c’est presque ce qu’on lui reproche : il n’entre pas dans les cases, ne satisfait pas cette catégorisation dans laquelle la photographie s’est engluée au fil du temps.
Il faut bien le remonter pour s’expliquer sa vision. C’est à Paris, en 1950, qu’il rencontre Henri Cartier Bresson, son influence de toujours, à qui il va montrer ses premières images réalisées au Rolleiflex, dans les bureaux de Magnum. Le « maître d’école » retourne alors les épreuves à l’envers. « Vos yeux ne sont pas sur votre ventre, lui rétorque-t-il. Et vous n’avez rien compris. Allez au Louvre et regardez les peintures de Nicolas Poussin pour savoir ce qu’est la composition. » En cet après-midi maussade de novembre, il nuance cependant son avis. « Doisneau disait que le Rollei donne une attitude humble, se rappelle Frank Horvat, il fait s’incliner le photographe face au sujet. Avec le Leica, vous êtes un chasseur, qui le met inévitablement dans sa ligne de mire. »Le jeune Frank saisit surtout le désir d’égalité qu’a alors la photographie à l’égard de la peinture. Sous l’impulsion du père de « l’instant décisif », il comprend qu’elle doit être un art plastique à part entière. Présente dans de nombreuses images au caractère pictural, cette idée ne quittera jamais son esprit.
Par manque de courage, il avoue n’avoir jamais pu photographié la guerre. En promeneur, ses photographies de voyage sont davantage des explorations de la condition humaine, titre d’ailleurs d’une des « clés » de son livre. Elles suggèrent les problèmes, comme il aime à dire, et certaines d’entre elles sont inscrites au panthéon du reportage en noir et blanc, en témoignent les admirables clichés réalisés en Inde et à Calcutta en particulier. Ces derniers lui valent ses premiers succès — notamment la participation à l’exposition « The Family of Man », au Museum of Modern Art de New York. « Beaucoup font des photos de guerre et de détresse, illustre-t-il, souvent poignantes et admirées. Certains s’en sentent fautifs – comme s’ils avaient exploité les souffrances de leurs semblables – et se croient un devoir de proclamer leur intention d’alerter l’opinion publique et de prévenir ainsi d’autres souffrances. Ces justifications me laissent un peu sceptique, sans que cela m’empêche de croire à leur sincérité et de m’incliner devant leur courage. Mais même en temps de paix, je ne pointerais pas mon appareil sur un conjoint (ou un ami) en détresse, simplement parce que je n’aime pas l’idée que mon art se nourrisse de sa souffrance. »
« Je me suis toujours plus intéressé aux nanas qu’à la mode »
A Boulogne, la lumière passe aisément dans son studio à travers de larges vitres opaques. Y trône encore un large fond banc monté sur trépieds et plusieurs boites à lumière, artificielle celle ci. Car Frank Horvat est d’abord un photographe connu pour ses images de mode, et reconnu pour leur réalité. Comme son contemporain William Klein, il a été à partir de 1957 l’un des premiers a confronter les modèles à la rue, à la foule ou à l’authenticité des intérieurs d’appartements. Plus par nécessité que par conviction. A l’époque, il ne sait travailler qu’en 24 x 36 et ne possède pas de studio. En appliquant ses talents de reporter à la mode, il va bouleverser ses codes et rendre folles les éditrices ou stylistes. « Je m’intéressais beaucoup aux filles, narre-t-il, je voulais montrer ce que j’aimais en elles. Quand elles passaient deux heures au maquillage, je les pressais de l’enlever pour qu’elles soient plus naturelles. »
Dans le même temps, la mode évolue. Les magazines montrent d’avantage du prêt à porter que de la véritable haute couture, ne s’adressent plus seulement aux dames riches mais sont achetés par tout le monde. Ils deviennent plus démocratiques. Le premier mensuel qui fera appel à Frank Horvat est Jardin des modes, suivent Elle, Vogue ou Harper’s Bazaar. Ses activités sont mal vécues et lui attirent les foudres de Cartier-Bresson, pour qui son mélange de directivité et de non-directivité est « du pastiche ». Au passage Frank Horvat intègre la prestigieuse agence Magnum en 1958 mais pointé du doigt, n’y restera que trois ans. « On m’a beaucoup fait culpabiliser, livre-t-il, surtout chez Magnum. Je n’y suis resté que peu de temps. En plus ils me prenaient 50% de mes revenus. »
Qu’importe, il suit sa voie et produit notamment une série au téléobjectif dans Paris – une révolution à l’époque – et qui sera publié dans Camera par Romeo Martinez, le premier rédacteur en chef emblématique de la revue suisse. Depuis la fin des années 70, Frank Horvat, peut-être marqué par ces jugements, a souvent essayé de se détacher de ces images (elles sont encore aujourd’hui les plus vendues), dont la plus célèbre reste Chaussure et Tour Eiffel, une drôle de composition réalisée en 1974 sur l’esplanade du Trocadéro et qui fait apparaître un homme sous la voute d’un talon haut. Il ne faut pas être innocent : au même titre que Saul Leiter, décédé la semaine dernière et qu’il connaissait bien, Franck Horvat a choisit la mode pour pouvoir vivre de sa photographie. Si bien que ses seuls cauchemars sont ceux qui le mettent en scène dans une prise de vue du genre.
Du réel au numérique
Il faut savoir apprécier son livre pour comprendre Frank Horvat, un tantinet orgueilleux, la pipe au bec, mais le regard plein d’histoires. Ainsi, il se parcoure comme un journal intime jonché de photographies souvent opposées, mais juxtaposées de façon intelligente. La plupart du temps, elles se regardent entre elles, comme ce qui les unissait n’était pas le sujet mais bien l’intemporalité de la relation entre les hommes. Ceux immortalisés dans l’image et ceux qui les observent avec mémoire, intérêt ou nostalgie. Si bien que la scénographie bouleverse en elle même les codes de l’édition. Elle laisse place à tous les projets de Frank Horvat, des plus farfelus, comme Le Bestiaire, création toute numérique, en avance sur son temps et mettant en scène des animaux mythologiques, à Vraies semblances ou Portraits d’arbres, série classique réalisée à la fin des années 70 et qui caractérise sa traversée en solitaire, lui le photographe commissionné qui devint alors indépendant.
Certaines photographies, des plus anciennes aux plus récentes, laissent entrevoir de façon certaine l’humanité du personnage. De ces portraits d’inconnus mais aussi de proches au regard bouleversant, comme celui d’une petit amie en 1945, aux scènes de rue capturées ici et là. Parmi les moins connues, il y a celles réalisées à New York dans les années 80, à raison de deux voyages par an, « en été et en hiver, quand la ville est la plus désagréable ». Au 85mm, Frank Horvat dresse alors un portrait d’une ville qui l’a toujours fasciné, déchiffre sa brutalité et par la technique immerge le spectateur dans la suggestion. « Le hors champ a toujours été important, explique-t-il, il permet d’imaginer ce qui n’est pas représenté. La seule chose qui éveille l’imagination est ce qu’on ne montre pas, ce qui est en dehors du cadre. »
Plus récemment, il s’est distingué par son intérêt pour la technologie, s’engageant dans un projet de livre numérique baptisé Horvatland – le premier du genre – dès l’annonce de la sortie de la tablette numérique d’Apple. Le livre en lui même, lancé en version payante mais aujourd’hui disponible gratuitement, est facile à utiliser malgré les 2000 photographies, 60 000 mots de texte autobiographiques et dix heures de commentaires enregistrés. « Technologie ne veut pas seulement dire utiliser des appareils différents ou passer du noir et blanc à la couleur, mais être conduit par la technologie à voir les choses autrement, » explique Frank Horvat. Si bien que le photographe n’utilise aujourd’hui, notamment pour un projet de photographies de scupltures, qu’un petit compact, toujours avec lui dans sa poche. « Comme je suis paresseux, j’ai toujours aimé ce matériel. Cela change mon attitude quotidienne. »
La vie de Frank Horvat a été jalonnée de haut et de bas, de célébrations et de critiques, son éclectisme lui ayant parfois valu l’indifférence, mais il dit n’avoir qu’un seul regret : celui de n’avoir pas pu photographier Milan en ruines à la sortie de la 2e Guerre. « En 60 ans, la photographie est vraiment devenue autre chose. Je l’ai souvent suivie dans son itinéraire. Je n’ai jamais essayé de faire du Frank Horvat. J’ai toujours aimé passer à autre chose. »
LIVRE
La Maison aux Quinze Clés
de Frank Horvat
Préface de Jean-Noël Jeanneney
Postface d’Alex Susanna
Éditions Terre Bleue – Parution Novembre 2013
ISBN : 2909953335
Liens :
http://www.horvatland.com/WEB/main.htm
http://www.terrebleue.fr/page.php?page_id=209