Bomarzo est un étrange jardin maniériste italien du XVIe siècle (province de Viterbe au nord-est du Latium). Ce jardin, encore appelé « parc des monstres », reste aujourd’hui une énigme pour les chercheurs.
Le Jardin de Bomarzo est une série de quatre-vingt-quinze photographies en noir et blanc dont les prises de vues ont été réalisées au cours de plusieurs allers et retours de 1990 à 2004 et dont le format des tirages originaux est de 13 x 16 cm ou 16 x 18,5 cm.
Mes premières découvertes du jardin de Bomarzo se sont faites dans les livres de photographies. En premier lieu, l’édition d’un ouvrage soigné des photographies de Bomarzo de Daniel Boudinet aux éditions Stil en 1978, puis par l’ouvrage contenant le texte de Pieyre de Mandiargues sur Bomarzo accompagné de photographies de Georges Glasberg qui datait de 1957.
C’est en 1991 que je fis un premier voyage à Bomarzo. Vagabondage dans le lieu en été, découverte d’un locus chargé de figures et de fabriques plus que de l’espace d’un jardin… et déception. Déception non point du tout à l’égard de ce que je voyais, mais du fait de l’écart entre les traitements photographiques connus, prétextes qui m’y avaient mené voir, et les perceptions et visions qui me venaient sur place. Le chaos et les corps disloqués exploités par la vision surréaliste de Pieyre de Mandiargues et Glasberg ne correspondaient plus à l’état des lieux. Tout en gardant un grand respect pour le travail attentif de Daniel Boudinet, j’y trouvais d’autres forces ; et puis l’on sait que tout travail photographique d’un moment devient un document d’un autre temps des lieux plus rapidement qu’on ne le pense. État des lieux en un moment donné. Ce qui m’a engagé à développer une déambulation personnelle entre documentation et poétique.
De l’étonnement à la curiosité, puis au défi : quelques prises de vues en noir et blanc effectuées à la chambre 4 x 5 inches sur pied pour parcourir, observer et vivre ce monde à l’épreuve d’un travail et d’un projet, puis l’engagement dans le plein développement d’une série de photographies pour la mise en forme d’une découverte, vision et d’une lecture du lieu.
Après ce premier travail d’août 1991, ce furent des retours multiples, décembre 1992, février 1994, avril 2001, février 2004, le travail se poursuivant en hiver pour éviter les effets d’un “feuillagisme“ en photographie qui isolerait les sculptures sur des fonds de plans fermés ; pour éviter les jeux de lumières graphiques au travers des futaies, et expressionnistes dans l’éclairement des sculptures; pour travailler dans les lumières sans heure de l’hiver une durée hors du saisissement d’instants ; dans des luminosités pauvres le surgissement des ombres, et pour laisser remonter l’humidité de la terre dans la roche mise à nue du socle géologique dans laquelle sont taillées ces sculptures, mises en scènes des mondes souterrains dans un rapport aux forces chtoniennes.
Dans le temps des déambulations, passer d’une série d’images de sculptures dans un parc à la pensée et la construction d’un tout de ce qui fut un jardin. Dans ce jardin, sans reste d’entrée, ni de centre, ni de sortie, boscetto aux parcours sans perspectives, aux rares ouvertures de vues, sous l’espace fermé par le couvert de la végétation actuelle, une posture s’imposait : au long des parcours incertains, laisser aller le mouvement des sentiers et des cheminements qui serpentent. Laisser opérer une construction flottante de la déambulation. Laisser venir les sculptures qui surgissent dans la succession des enchaînements et des mises en scènes. Constructions étagées par paliers, de terrasses en terrasses, de dessus en contrebas, hors de vues d’ensemble empêchées par d’impossibles reculs. Espaces frontaux qui adossent les choses dans le relief du terrain contre les parois naturelles ou les murs. Ouvertures d’étroits plateaux de scènes. Face à face. Machineries de figures et bouches d’ombre. Et sur les plateaux, distribution des scènes et des figures spectaculaires.
Dans les proximités forcées par l’étroitesse des espaces des terrasses et des passages aménagés à flanc de colline, construire l’attention aux formes dans la variation des mouvements, des angles de vues et des distances d’apparition. Tourner autour des figures qui serpentent sur toutes leurs faces en effets de mouvements incessants. De même, multiplier les points de vue pour rendre compte d’un déplacement physique dans l’espace effectif ; contours, détours et retours. Enchaînements d’énigmes aux sens obscurs.
Les fabriques de ruines et de tombeaux se mélangeant aux effets de l’érosion sur ce qui fut sans doute lisse, un lieu de félicité et de fêtes évoquées dans la végétation libre, retour de désordres et d’entropie, inévitables surcharges de signes d’un devenir du tout vers sa propre ruine, méditations sur le temps.
Le travail s’acheva de lui-même lorsque le lieu lui-même devint d’une certaine façon autre sous les effets du temps, des défrichages, des réaménagements et des restaurations ; lorsque la série des photographies faites trouva une juste densité qui puisse reconstituer un jardin en-soi.
François Sagnes
François Sagnes, Le Jardin De Bomarzo
Publié par Creaphis Editions
38 €