Que l’on ait été partisan ou détracteur, afición ou dilettante, concerné ou simple spectateur, c’est indéniable, en multipliant par dix son nombre de visiteurs en à peine treize ans, François Hébel, ancien directeur artistique des Rencontres d’Arles a permis à ce qui n’était au départ qu’un épiphénomène méridional de basculer dans la cour des grands. Grâce à lui, le festival arlésien qui subit une refonte totale en 2002, acquiert ses lettres de noblesse jusqu’à devenir l’un des plus importants rendez-vous photographiques au monde, si ce n’est le plus important. De fait, c’est une contribution significative à l’histoire récente de la photographie et à son essor que ce communiquant au charisme évident a permis.
Un peu plus d’un an après ses adieux à Arles et l’émule provoquée ces mois derniers, François Hébel a accepté de nous rencontrer au printemps dernier. L’occasion bien sur, de revenir sur son « règne » arlésien mais aussi de découvrir une personnalité animée par la volonté de « rompre avec le conservatisme », notamment en se tournant vers les nouvelles formes de l’image. On le croyait blasé ou déçu. Il est en fait plein de rebonds. Ni nostalgique et encore moins amer, assure-t-il, il parle de ses projets à venir et de la photographie à l’heure « où nous possédons tous des appareils photo dans notre poche, et que nous sommes tous devenus photographes ». Une vision du médium en somme qui s’étend selon lui bien au delà du schéma traditionnel qu’on lui prêtait. Un rêve social plus qu’un rêve de culture a accompagné ses ambitions tout au long de ces années, conduit par le désir d’apporter ce quelque chose en plus à la ville d’Arles.
C’est un esprit contrasté que nous découvrons dans ce bistrot du quartier du marais à Paris où il a, ici aussi, ses habitudes. Hésitant entre flegme naturel et défense machinale, il faut dire qu’il n’en n’est plus à son premier coup d’essai ; celui que l’on pourrait qualifier de « saint patron » des photographes a dû subir, selon les obédiences et les bruits de cour, les diatribes des uns et des autres. Tout ce qu’il y a de plus normal lorsque l’on reste si longtemps aux commandes d’un poste hautement convoité. Même si le festival pour lui « n’était pas une charge mais un plaisir. Une chance incroyable ! », il nuance et parle sans ambages : « Ça n’était pas un job facile, c’est vrai, mais il procurait beaucoup de plaisir. Et puis les compensations arrivaient très vite. C’était assez passionnant de laisser filer chaque année ces dialogues, de multiplier les liens avec le grand public, tout en valorisant les artistes, la photographie mais aussi ses experts. ». Il faut dire qu’à l’époque, ils n’étaient pas aussi nombreux qu’aujourd’hui. « Il y avait au mieux 200 personnes qui savaient de quoi elles parlaient et peut être 5 collectionneurs sérieux » ajoute-t-il. « Moi, ce que je me suis appliqué à faire dans les 12, 13 dernières années, ça a été de réunir ces experts et de faire se croiser leurs regards. Pour moi, il n’y a pas plusieurs photographies, mais bien une et indivisible photographie allant de l’amateurisme à la plus conceptuelle ! Et de cela, je suis convaincu. Simplement, il faut trouver des modes de présentation correspondant à cette multitude de territoires et d’expressions. Le photojournalisme par exemple, qui tient plus du récit, fonctionne mieux en projection. D’où l’idée du décor. Parfois même, de spectacle ».
Le spectacle, justement. Car celui que l’on supposait abattre coups de théâtre sur coups de théâtre, est en effet un enfant de la scène. Mais, précise-t-il, « ça n’est pas pour autant que j’apprécie les drames. Tant que je pouvais m’en démêler seul, je ne voyais aucune raison de rendre public les problématiques internes au festival ». Evoluant dans l’esprit communautaire et modeste d’un habitat de Belleville à la fin des années 1950 et grandissant auprès de comédiens et de journalistes, François Hébel, qui affirme ne pas venir de « ces gens qui avaient un rêve de culture mais bien de ceux qui avaient un rêve social », était encore loin de la photographie quand il a effectué son premier stage à la Fnac. Il y est resté six ans. Assistant rédacteur du Journal « Contact » dès 1979 auprès de Gil Mijangos, puis, directeur à son tour lors du passage de main, il a imaginé avec Claude Nori et les éditions ContreJour un catalogue modeste avec tirages en sus. « Sorte de portfolio du pauvre » comme il dit, qui consistait à mettre dix clichés dans une boîte avec un quatre pages réalisé par un journaliste explicitant la démarche du photographe. Là encore, le marché du livre photo n’en n’est qu’à ses balbutiements. François Hébel encourage la collection pour la modique somme de 25 francs. Rappelons que la Fnac est à ce moment-ci, le seul lieu permanent dédié à la photographie. « Le BAL, la MEP, précise-t-il, n’existaient pas. La marque était également présente en province, puis en Belgique par la suite ».
En parallèle, François Hébel collabore au Mois de la Photo pour lequel il monte expositions et événements. Enfin signalé à Lucien Clergue par Jean-Luc Monterosso, il prend une première fois la direction des Rencontres d’Arles en 1985. Il y restera deux ans pour y revenir en 2001. Entre les deux, dix ans (1987-1997) seront mis au service de la célèbre agence Magnum dont il est le directeur. Avec une échappée en 2000, où il devient responsable éditorial du pôle Europe de l’agence Corbis. Magnum, justement, dont on lui a reproché d’exacerber les accointances au sein du festival. A cela, il répond : « C’est ma famille. Mais comme pour tout, il a fallu m’en séparer. Comme Arles restera toujours chez moi. En revanche, ce que l’on a dit à ce sujet est faux. Cela ne m’a jamais empêché de travailler avec d’autres ! Si j’ai effectivement invité Martin Parr et Raymond Depardon à réaliser un programme, au prorata, si l’on regarde attentivement, le premier n’a convié aucun photographe de l’agence et le second très peu. J’ai proposé à Nan Goldin et Christian Lacroix aussi, qui eux, n’en faisaient pas parti … Vous savez, les gens en disent toujours énormément, mais lorsque l’on pousse la conversation un peu plus loin, on se rend compte que ça fait des années qu’ils n’ont plus vu certaines choses du festival, comme les soirées projections au théâtre antique par exemple. En presque 13 ans, vous vous doutez bien que les choses changent ! ».
Car la photographie évolue, et avec elle la façon de la percevoir : « Pour moi, dit-il, c’est ça la photographie, c’est cette sorte de territoire gigantesque qui va d’une pure créativité au vernaculaire, en passant par toutes sortes d’usages ». On rejoint ce goût pour le vernaculaire à travers deux projets qu’il évoque. «J’ai fait une expérience cet été qui consistait à appeler tous les maires de France en leur demandant de m’envoyer une photo de leurs monuments aux morts. Il y avait de façon primaire un recensement des monuments mais derrière cela, celle de faire le point sur ce qu’un pays est capable de renvoyer comme image en terme de qualité photographique. Professionnels, amateurs, photographes d’un jour … L’ensemble a donné lieu à quelque chose de tout à fait honorable ». L’autre projet concerne Clichy-sous-Bois. Un an après les émeutes, on lui confie la création d’une exposition de 14 photographes professionnels. Il refuse mais propose d’inviter les associations présentes sur le terrain afin de fouiller dans les archives locales. «Tout était là, dit-il, dans les tiroirs de la mairie. C’était passionnant ! J’ai réalisé 18 livres à partir de ça ».
Défieur par nature, c’est encore cet intérêt pour les potentialités de la photographie amateure qui accompagne ses récents projets. Et notamment à travers Foto Industria, une biennale dédiée à la photographie industrielle située à Bologne. Suite à la demande de Isabelle Seragnoli, mécène italienne désireuse de constituer une collection, François Hébel est désormais en charge d’une quinzaine d’expositions qui, tous les deux ans, retracera depuis les origines de la photo, les travaux de commandes passés aux grands photographes comme aux plus anonymes. Une façon de « regarder le monde du travail et de l’entreprise, et de développer un lieu de réflexion à partir d’un des genres les plus produits qui soit en photographie ». La prochaine édition se tiendra en octobre prochain. D’ici là, une exposition consacrée à Harry Gruyaert dont il est commissaire a été inaugurée récemment à la Maison Européenne de la Photographie et une autre, pensée sous forme d’hommage à Lucien Clergue est prévue à l’automne au Grand Palais. De quoi combler le vide supposé par l’arrêt de son activité arlésienne avec la création de son H Studio Libre.
Quand on lui demande s’il a la sensation d’avoir fait le tour de ses aspirations pour le festival, François Hébel répond par la négative « dans la mesure, dit-il, où j’avais en tête, un projet de développement sur dix ans ! Il fallait arrêter de jeter l’argent par les fenêtres et faire des investissements sur les décors à long terme ». Plus loin, il précisera : « Mais à partir du moment où l’on vous enlève la moitié de votre outil de travail et que toutes les forces publiques sont dirigées contre vous, que voulez-vous faire… ». Car cet enthousiaste forcené s’est toujours donné la liberté qu’il souhaitait. «Je ne suis pas nostalgique. Si il y a bien une chose qui n’existe pas chez moi, c’est bien cela. Ce qui m’intéresse, c’est le projet suivant, la rencontre avec un photographe que je ne connais pas encore ». Mener la photographie dans un champ suffisamment vaste pour entreprendre des approches aux horizons toujours plus variés, « c’est bien cela que j’ai essayé de faire chaque année avec une dizaine de commissaires. (…) Et je connaissais chacune des photographies de chaque exposition ! C’est cela, à mon sens, le travail de directeur artistique ».
Usant par endroits d’images humoristiques afin de nous faire comprendre les enjeux de la machine, François Hébel revient sur ce qu’il avait mis en place au fil des ans à Arles : une billetterie contribuant à hauteur de 40 % au budget du festival, les 5 % de chômage résorbé, ou la différence avec ses voisins du format A3, Aix et Avignon. « Mon projet n’était pas uniquement de faire advenir une photographie qui n’aurait été promue que par des institutions parisiennes ne s’intéressant qu’aux morts. C’était aussi un projet global, politique et de société qui donnerait envie au grand public de revenir chaque année ».
Amoureux invétéré de la cité romaine, François Hébel aura défendu son lopin de terre devenu territoire sacré, avec force et conviction. Mais la partie est loin d’être finie. Celui qui a révélé au public Nan Goldin ou encore JR a traversé de près une époque qui vivait en direct la transformation de la photographie et ne semble pas prêt à s’arrêter d’en investir les champs. Et s’il n’est pas sans se souvenir d’un certain nombre de combats menés de front, souvent seul, livre-t-il, ce qu’il retient d’Arles, « c’est sa faculté à laisser du temps pour penser, regarder, et enfin échanger autrement ».