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Franck Pourcel

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Failles – Entre lieux et non-lieux

Je ne souhaite nullement apporter une pierre à une hypothétique théorie de la nature humaine ; j’aspire seulement à proposer une voie plus efficace et moins ethnocentrique pour rendre compte de ce que l’on appelle ordinairement la diversité culturelle. – Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, Plon/Terre humaine, 1993

Failles, entre lieux et non-lieux est fondé sur une théorie formulée par plusieurs archéologues et anthropologues selon laquelle, il y a plus de 20 000 ans, lors de la dernière période glacière, des peuples venant d’Asie auraient traversé la Béringie (actuel détroit de Béring) pour parvenir jusqu’à l’Amérique du nord. Certains groupes se fixeront sur les terres au nord, alors que d’autres continueront leur migration jusqu’au sud de l’Amérique.

Ce projet associe des photographies, des scènes vidéo et des documents divers (cartes, dessins, textes), dans lesquels, à partir des notions de localité nomade et de non-lieu globalisé, je tente d’explorer dans plusieurs régions de la planète les rapports et les tensions entre cultures vernaculaires (en particulier celles des populations nomades, aujourd’hui globalement menacées) et monde industriel à l’époque de l’Anthropocène.

Comme mes précédents travaux le montrent, mon approche de la photographie est marquée par l’anthropologie. Si dans La Petite Mer des oubliés (1996-2006 ; Le Bec en l’air, 2006) et dans De gré ou de force – Noailles à l’heure de la réhabilitation (Les p’tits papiers, 2007), j’avais tenté de documenter l’évolution de micro-sociétés à une échelle locale ou territoriale (celles, diverses et complexes, qui se sont constituées autour de l’Étang de Berre et ses multiples activités industrielles dans le premier cas ; et dans le second, celle tout aussi complexe et variée du quartier de Noailles dans le centre-ville Marseillais); ces dernières années j’ai travaillé à une échelle plus vaste, m’intéressant à la diversité de cultures et au mouvement des populations dans le Bassin méditerranéen dans Ulysse ou les constellations (2003-2013 ; Le Bec en l’air, 2013) et au traitement de déchets dans ce même espace dans Vies d’ordures (exposition collective, Mucem, Marseille, 2017).

Failles, entre lieux et non-lieux, le projet qui fait l’objet de ce dossier, s’inscrit dans ces préoccupations.

L’enjeu est d’esquisser un tracé, soit-il imaginaire (mais néanmoins repérable et situé), à l’échelle planétaire, et de constituer à même les images un espace à la fois fragmentaire et transfrontalier.

Mon idée est donc de suivre cette longue route depuis la chaîne de l’Altaï en Mongolie jusqu’en Patagonie au sud du Chili, afin de photographier des populations nomades (ou semi-nomades ou anciennement nomades) et de documenter les violences que ces populations et leurs territoires ont subies au cours de l’histoire.

Je souhaite ainsi me confronter aux lignes de partage entre l’habitable et l’inhabitable, interroger les notions de lieux et de non-lieux, en portant une attention particulière aux failles de notre temps et aux régions qu’elles abîment – dont l’espace intime des corps.

Comme l’écrit l’anthropologue Keith Basso[1] dans son livre L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert (Zones sensibles, 2016), « dans l’époque turbulente qui est la nôtre, marquée par le déracinement des populations et l’ampleur des diasporas, il devient de plus en plus difficile de se raccrocher à des lieux (et de prendre pleinement conscience de ce qu’ils ont à nous offrir), et je crains que cela soit considéré partout comme un privilège et un don dans les années à venir. Les Indiens d’Amérique, qui furent les premiers à peupler ce continent et les premiers à en être chassés, ne le comprennent déjà que trop bien. Puissions-nous apprendre de leur expérience ».

Mes trois premiers voyages se sont déroulés avec les moyens de transports locaux (taxis collectifs, trains, bus, barges, camions…), avec des périodes de longues marches, dormant chez l’habitant ou dans des conditions modestes d’hôtellerie.

En septembre 2018, un premier séjour m’a conduit dans la montagne de l’Altaï à l’est de la Mongolie. J’ai d’abord photographié les populations nomades Kazakhs, pour me rendre ensuite à Oulan Bator, ville tentaculaire dans laquelle prolifèrent des bidonvilles où viennent échouer des nomades chassés de leurs territoires.

Puis en février 2019, je me suis rendu dans le nord de la Mongolie, près de la frontière russe, auprès des nomades Tsatans.

Enfin de septembre à décembre 2019, j’ai parcouru la Sibérie orientale en Russie. Cette étape m’a permis de photographier les Évènes Yakoutes et de suivre la route de la Kolyma (ou Route des ossements) de Yakoutsk à Magadan, région marquée par une grande violence (celles des goulags dans la période stalinienne et celle, toujours en cours, de la prédation liée à l’extraction de matières premières).

Les trois prochaines étapes, avec des voyages prévus entre 2022 et 2023, me conduiront d’abord en Tchoukotka (ajourné), puis jusqu’au Canada en passant par l’Alaska, et enfin, à travers les États-Unis, jusqu’au Mexique.

Le reste du parcours, jusqu’en Patagonie donc, devrait se réaliser en 2023 et 2024.

À terme, je souhaite donner à ce travail d’ampleur plusieurs formes de restitutions :

Une exposition dont les matériaux seront a priori les suivants :

  • des scènes vidéo montrant des éléments dits « naturels », filmés en noir et blanc avec un Olympus Tough à forte granulation (ce qui devrait « déréaliser » d’une certaine manière les éléments filmés), pour introduire le public dans l’exposition : neige, rivières, mouvements de glace, rochers, forêts… ;
  • le volet central sera constitué par des photographies tirées en divers formats, en couleurs et en noir & blanc, montrant d’une part des localités nomades, et d’autre part les traces des violence infligées aux populations et à leurs territoires. J’essaie ainsi d’intégrer dans certaines de mes images (notamment celles où l’on voit des populations nomades) des éléments de photographie ethnologique et/ou humaniste, tandis que d’autres images s’en éloignent très nettement par le cadrage ainsi que par les motifs choisis. À travers cette double écriture photographique qui me caractérise mon travail depuis toujours, je questionne nos modes de représentation ;
  • le troisième et dernier volet de cette installation sera constitué de documents divers compilés au fil des voyages (cartes, textes, dessins).

 Un livre en plusieurs volumes, rassemblés au final sous coffret, dont le rythme de publication sera calqué sur les grands temps du voyage : un premier ouvrage couvrira la zone géographique de la partie asiatique, un deuxième sera consacré à l’Amérique du nord et un troisième à l’Amérique du sud.

Les livres associeront des photographies (en noir et blanc et en couleurs), des textes (mes notes rédigées, mais aussi des textes d’anthropologues, d’historiens, d’écrivains…), des cartes (cartes actuelles et anciennes), quelques dessins que j’ai réalisés au cours de mes voyages et divers documents d’archives.

Les livres seront publiés par les éditions Le Bec en l’air.

Pour accompagner Failles sur le temps long, un blog sera mis en ligne. Alimenté par mes contributions et celles de la communauté scientifique et artistique s’agrégeant au projet, il permettra de suivre les grandes étapes du voyage et de prolonger son intérêt pour la connaissance de ces territoires. Ce blog sera relayé par les réseaux sociaux à travers des pages dédiées au projet.

Franck Pourcel

 

[1] Keith Basso (1940-2013) était anthropologue et rancher, professeur émérite à l’université du Nouveau-Mexique.
L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, Zones sensibles, 2016.

 

Depuis plus d’une vingtaine d’années Franck Pourcel déploie un exigeant travail photographique dans lequel la mémoire des paysages (leur transformation, leur modernité) et l’histoire des hommes (leurs quotidiens, leurs migrations, leurs coutumes ou leurs métiers…) se rencontrent. À travers les prismes de la mythologie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la poésie, son regard est toujours porté par une sensibilité qui donne à ses sujets une singularité. Dans le travail de Franck Pourcel, il est question de la manière dont on vit là où l’on est. Et de la Camargue à la Palestine, de l’Égypte à la Plaine de la Crau, du Liban à Fos sur Mer, d’Afrique sub-saharienne aux pays du bassin méditerranéen… ses photographies donnent à voir ce qui lie une humanité. Avec Ulysse ou les constellations, sa récente création à partir de l’Odyssée d’Homère, il élabore une nouvelle géographie méditerranéenne, dans laquelle les récits photographiques viennent tisser une histoire collective à partir des destins de chacun. Les paysages et les corps saisis par Franck Pourcel sont les témoins inflexibles de la richesse des altérités.
Guillaume Mansart – Documents d’artistes – CNAP

 

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