Né à Santiago de Cuba en 1957, Fernando Delgado a déménagé à Newark dans le New Jersey (USA) à l’âge de douze ans. Après avoir obtenu son diplôme à l’Arts High School, il a suivi les cours de la Cooper Union School of Arts et de la Parsons School of Design de New York. Il a ensuite étudié auprès de figures d’estime, comme Louise Nevelson, Milton Glaser, Henry Wolf ou Herb Lubalin, puis débuté à New York une carrière publicitaire à succès. Il a ainsi travaillé pendant plus de vingt ans avec les plus grands talents du milieu, perfectionnant son savoir-faire en tant que professionnel de la création auprès de clients comme Macy’s, Avon, Bloomingdale’s, Bonwith Teller, ou encore Young & Rubicam Advertising. Après avoir passé de nombreuses années à promouvoir, examiner et manier des milliers d’images, il lui a semblé naturel de passer derrière l’objectif. En 2005, il a déménagé au Nouveau Mexique, où il vit et travaille désormais. Ses œuvres ont été exposées et publiées dans tout le pays et font désormais partie de nombreuses collections publiques et privées. Delgado est en outre un auteur publié et un orateur public, puisqu’il a dirigé des ateliers et des conférences avec différents groupes, dans les secteurs privé ou public du monde entier.
Sara Tasini : Comment en êtes-vous venu à faire de la photo et qu’est-ce qui vous fait poursuivre dans cette voie ?
Fernando Delgado : Quand je pense à un projet, un concept, un thème ou une ligne éditoriale, j’ai une vision assez claire du produit fini. En général, cette image mentale est une image photographique. J’aime donner vie à mes idées et cela me vient naturellement. Je crois qu’on peut dire que j’ai un instinct pour la photo, et je suis passionné par la création d’images.
Vous avez eu des professeurs et mentors formidables chez Cooper Union et Parsons à New York, parmi lesquels Louise Nevelson, Milton Glaser, Henry Wolf et William Klein. Pourriez-vous partager avec nous certaines leçons fondamentales qu’ils vous ont enseignées ?
Louise Nevelson est une figure fondatrice, avec laquelle j’ai appris à être un bon éditorialiste. Elle m’a également enseigné ce qu’était vraiment la simplicité dans l’inspiration. La passion sans limite de Milton Glaseer, et sa vision si brillante de la conception ont été contagieuses : je voulais devenir comme lui. William Klein était le fou du roi, celui qui donnait vie aux images, aux superpositions, aux structures dans les films – le plus grand cadeau qu’il m’ait fait, c’est de m’apprendre à m’amuser dans l’instant. Henry Wolf a été la force motrice qui m’a encouragé à faire confiance à mon instinct photographique – je n’ai jamais fait marche arrière après cela.
Vous expliquez qu’avant de vous consacrer entièrement à votre propre œuvre photographique, vous collectionniez des images qui « inspiraient et influençaient [votre] façon de penser » en tant que directeur artistique pour des campagnes publicitaires de luxe. Vous souvenez-vous de certaines de ces images que vous pourriez partager avec nos lecteurs ?
Ma banque de données continue d’évoluer et d’élargir sa portée ; elle inclut même les arts visuels, les performances et la littérature. Le Nude With Bent Elbow de Bill Brandt est par exemple l’essence même de la forme, du geste et de l’élégance. Elle fait partie de ces images qui ne cessent de définir ce qu’est pour moi la photo.
Quelle qualité de votre carrière de directeur artistique avez-vous conservée dans votre carrière de photographe ?
L’un des avantages, lorsqu’on travaille avec des milliers d’images pendant plusieurs années, c’est que l’on développe ses capacités de discernement, son œil critique et son instinct pour la clarté du message. Même si je cours parfois le risque de devenir un peu trop analytique ou critique dans mon travail, il me semble que naviguer dans ce monde fou et merveilleux m’a rendu agile, souple et honnête.
Vous avez co-écrit Exhibit A : Guy Bourdin (2001), ouvrage consacré au grand photographe de mode révolutionnaire. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à son œuvre et qu’aimez-vous en elle ?
J’ai découvert le génie fou de Guy Bourdin au printemps 1979, lorsque j’étais étudiant chez Parsons. A cette époque, Bourdin avait atteint une notoriété sans précédent par son travail d’éditorialiste pour le Vogue Paris, et ses campagnes publicitaires révolutionnaires pour des clients du monde de la mode et du luxe. Dans les pages rutilantes du magazine, il avait la liberté totale d’écrire son propre livre d’images, fait de rêves, de cauchemars et de satires.
Avec son œil prophétique tourné vers le futur, il créait des lignes éditoriales complexes, pleines d’énergie, de mystère et de séduction, ingrédients clés du filtre d’amour surréaliste qui l’inspirait puissamment. Je n’avais jamais rien vu de tel. Ce charme visuel illicite était irrésistible, et délicieusement enivrant – j’étais subjugué, et je le reste aujourd’hui de plusieurs manières.
En dehors de M. Bourdin, qui sont vos photographes préférés ?
Parmi les nombreux photographes que j’admire, je suis séduit par l’élégance naturelle d’Irving Penn, l’énergie et le raffinement des photos de mode d’Avedon, l’inventivité et l’humour de Man Ray, la précision d’Albert Watson, et le monde impossible d’Helmut Newton.
Quelle a été votre inspiration pour votre série Architectonics ? Je ne peux m’empêcher d’y voir une ressemblance avec la peinture cubiste.
Dès que je dois nettoyer ma palette visuelle, j’essaie de faire quelque chose d’inattendu, ou de complètement différent. La série Architectonics est née d’un besoin de réévaluer l’importance de la forme, de l’espace et du dessin. Si la série est un hommage au cubisme, elle s’inspire directement du travail des constructivistes et des suprématistes russes. Pour la préparer, j’ai utilisé des techniques de collage et de photomontage destinées à transformer une information visuelle en apparence ordinaire en créations rythmiques personnelles.
La nature intègre une grande partie de votre œuvre, comme dans la série The Architecture of nature. D’où vous vient l’envie d’explorer les formes et objets organiques et biomorphiques ?
Je trouve difficile de photographier ce qui est en mouvement. J’ai besoin d’entrer en contact avec mon sujet : parfois cela se fait immédiatement, mais cela peut aussi prendre du temps. Je préfère travailler en studio, car je contrôle totalement la lumière, l’installation et le sujet.
Les belles formes biomorphiques de la série Composition sont des sujets parfaits pour moi – ils n’ont pas besoin de manger, ni de boire, ou d’aller aux toilettes. Le processus d’observation et de connexion change ; c’est plus calme, plus intuitif. J’ai toujours considéré cette série comme une réflexion personnelle sur la forme, la lumière, et l’espace.
Photographier la nature a été une révélation. Cela m’a permis de me rendre compte de ma tendance à photographier mes sujets comme je les sens, et non comme je les vois – l’expérience est plus profonde, plus riche. Le temps que je passe avec un sujet est particulier. Cette intimité inéluctable dévoile le rôle qu’ils joueront au final dans mes images. La nature parle de vie, de mort, de beauté, de procréation ; cela résonne en moi sincèrement, et ne cesse de m’inspirer.
En dehors de l’intrigue visuelle que représentent vos photos, quels éléments sont supposés attirer le spectateur, d’un point de vue thématique ? Je pense notamment aux idées sous-jacentes aux œuvres d’Études ?
Mon approche de la création visuelle est fermement ancrée dans l’idée, ou le besoin, de toujours remplir l’espace de belle manière. Ce mantra auto-prescriptif trouve ses racines dans les enseignements d’Arthur Dow, qui a lui-même puisé son inspiration dans l’art et la philosophie orientaux. A travers le processus d’emphase et d’élimination, mon but pour la série Études est de remplacer l’étrangeté par le geste et l’émotion purs.
Vous vivez à Albuquerque, au Nouveau Mexique. Cet environnement a-t-il influencé votre œuvre ?
Bien sûr, et je pense que de façon générale l’œuvre reflète l’environnement. Je ne suis pas le premier artiste à tomber amoureux de la qualité de la lumière de ce haut désert, que je considère comme un cadeau. Au Nouveau Mexique, je sens que je peux concentrer mon énergie créative, rester inspiré. Intégrer la culture mañana m’aide beaucoup. Même si je garde une éthique de travail new-yorkaise, j’apprécie de plus en plus les aspects plus simples et doux de la vie.
Travaillez-vous actuellement sur d’autres œuvres ou projets ?
En général, je rêve, développe et produis plusieurs projets en même temps. Le processus de gestation peut durer ou être instantané, selon l’idée. L’une des séries sur lesquelles je travaille actuellement nécessite que je me reconnecte à mon héritage cubain. L’autre a trait au sacré et aux notions laïques de spiritualité. Laquelle verra les murs des galeries en premier ? Restez connectés.
Votre procédé d’impression est unique. Je vous ai vu utiliser du papier Hahnemühle, de la soie Ilford en fibre d’or, et un Canson vélin Museum rag. Comment ces matériaux affectent-ils le produit fini ?
C’est la question de l’œuf ou la poule. Le contenu de l’image vient en premier, et c’est lui qui impose les choix de papier, de matifiage et de cadrage. Je travaille avec un imprimeur spécialiste des beaux arts et même s’il m’arrive d’avoir une vision du matériel que je souhaite pour imprimer une série, je reste toujours ouvert à ses recommandations. Je souhaite le meilleur rendu possible : mon processus créatif accueille donc toujours positivement les essais de papiers, d’encres, ou de matériel d’impression.
Il y a bien sûr des exceptions. Dans l’une des séries que je développe actuellement, j’utilise des cadres antiques rares qui font partie intégrante de l’ensemble du concept. Je les ai achetés dès que je les trouvés et parce qu’ils sont uniques, je dois prendre en compte leur impact sur le produit fini à plusieurs niveaux.
Avez-vous certaines “photos préférées”, ou qui ont un sens particulier pour vous ?
Certaines photos de telle ou telle série ont été pour moi des phares dans mon évolution en tant qu’artiste. Ce sont des préférences strictement personnelles, avec lesquelles mon public peut être d’accord ou non.
Qu’espérez-vous que les gens apprécient lorsqu’ils regardent vos images ?
Je peux espérer beaucoup de choses, mais trouver un lien signifiant avec mon public est peut-être la plus grande récompense. C’est pour cette raison que je fais ce que je fais. Walker Evans le dit mieux que moi : « Le photographe est un joyeux sensualiste, pour la simple raison que l’œil génère des sentiments, et non des pensées. »
Si vous n’aviez pas été photographe, qu’auriez-vous fait ?
J’ai toujours une vision précise de mes choix de carrière. J’ai fait du piano classique et je suis resté lié à la musique et au spectacle tout au long de ma vie. Je suppose que puisqu’Ansel Adams a pu faire vivre une histoire d’amour entre la photo et le piano, il ne serait pas impossible que je devienne musicien.
Cet entretien intègre une série menée par la Holden Luntz Gallery, basée à Palm Beach, en Floride.
Propos recueillis par Sara Tasini.
Holden Luntz Gallery
332 Worth Avenue
Palm Beach, Floride, 33480
USA