Six décennies à parcourir les continents, à couvrir les crises, à dresser le portrait des villes… De son Allemagne natale à son Amérique adoptive, le photoreporter de Magnum s’est fait le témoin des évolutions sociétales du siècle dernier qui ont bouleversé notre monde contemporain.
Avec comme seule et unique consigne de “jeter un coup d’œil”, Thomas Hoepker est missionné en 1963 de réaliser une série de reportages outre-Atlantique pour le magazine Kristall. Le jeune photographe, accompagné du journaliste allemand Rolf Winter, arpente pendant trois mois, de New-York à San Francisco, ce pays qui se dévoile sous son objectif au fur et à mesure du road trip. Plusieurs semaines et quelques milliers de clichés, tranchant avec l’idée de prospérité véhiculée par la culture américaine et qui subjugue tant dans une Allemagne fragilisée par la guerre. Le duo témoigne d’un autre visage de ces États-Unis des années soixante, l’envers d’une médaille valsant entre rêve et déception, richesse et pauvreté, piété et moralité.
Bien loin de l’American Dream, les images de Hoepker mettent en lumière d’importantes disparités entre les castes sociales et entre les territoires. Ce vétéran de la guerre de Corée, emputé de ses deux jambes, mendiant sur ses deux mains dans les rues de Quincy dans l’Illinois, ou encore cet homme avachi au pied d’une poubelle sur un trottoir à New-York dans l’indifférence manifeste… Les clichés de détresse et d’injustice jouxtent ceux d’une classe religieuse et bourgeoise pour laquelle la réalité survole celle de la masse. Un contraste que les photographies de Hoepker soulignent avec une fine ironie incarnée par ce clown triste qui détonne parmi l’uniforme clientèle dans un fast-food à Reno dans le Nevada, avec, au-dessus de la tête, les simples mots aux airs de sentence : “Turkey Dinner”. Également éloigné d’attractivité urbaine, Hoepker capte un arrière-pays où le temps semble, a contrario, être resté figé : l’ermite dans sa cabane dans le fin fond du Montana ou encore la Fleetwood dans la campagne presque désertique autour de la ville de Waelder au Texas, viennent contrecarrer une image américaine sur papier glacé.
Si les photographies de Hoepker sonnent comme une désillusion, ce séjour inaugure son “je-ne-sais-quoi” pour ce pays équivoque dont la vie culturelle et politique deviendront ses sujets de prédilection à l’avenir. Il y retourne avec Winter en 1970, pour le Stern cette fois-ci, et dès 1976, Hoepker devient correspondant à New-York où il vit toujours aujourd’hui, à 86 ans. Animé par cette volonté de comprendre ce peuple américain qui le fascine, il entreprend un nouveau tour du pays en 2020 dont naissent des images en couleur présentées en réponse à ses archives en noir et blanc dans son dernier livre à la teneur de documentaire social : The Way It Was – Road Trips USA.
“Voyager, c’est voir et découvrir des images”
La famine et la lèpre en Éthiopie, la répression à Saint Domingue, l’épidémie de variole en Inde… À la même époque, Hoepker sillonne la planète pour parler des crises marquantes avec des images rigoureuses, à l’écart de tout sensationnalisme. Des compositions réfléchies qui apparaissent comme le témoignage du passage d’un monde à l’autre dont certaines, plusieurs décennies plus tard, marquent toujours les consciences. Mythiques, nombreuses des images de Hoepker le sont devenues, comme les Love-birds in Rome réalisée en 1956, issue de ses premiers travaux monochromes. Hoepker met un point d’honneur à photographier ses sujets sans compromettre ce qu’ils sont : “Pour moi, il a toujours été plus important de disposer de temps que d’honoraires, car j’ai besoin de me familiariser avec les sujets et d’apprendre à les connaître. Il faut comprendre beaucoup de choses, et c’est alors que l’on voit différemment.”
En 1974, le photoreporter accompagne son épouse la journaliste Eva Windmöller – au Stern également, et devient alors l’un des rares photographes de l’Ouest à obtenir une accréditation pour se rendre “de l’autre côté”. Ensemble, ils documentent la vie quotidienne depuis leur quartier de Berlin-Est, situé dans le carré diplomatique. Hoepker capture en couleur cette Allemagne “grise” où seul le rouge communiste transperce : une foule de soldats en uniformes vert forêt contrastant avec les drapeaux rouges lors d’un rassemblement militaire à Treptow, la Skoda écarlate s’accordant avec les chaussettes sous des sandales en cuir de ce vacancier à Rügen, le tout résonnant avec la façade rouge, encore, de l’immeuble de Plattenbauten à Halle-Neustadt… Hoepker fabrique des images dont la valeur suggestive revêt un pouvoir symbolique. Une façon de raconter les grandes cases historiques d’un autre spectre, avec une capacité à en saisir l’intimité : ces jeunes qui s’offrent une parenthèse à deux lors d’un spectacle militaire aérien à Magdeburg fixent l’Histoire à jamais.
Noémie de Bellaigue
“Thomas Hoepker : Intimate History”, jusqu’au 7 mai 2023.
f³ – freiraum für fotografie
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