Ils défient la vie, dévient codes et règles, mettent leurs tripes dans leur objectif et leur cœur à nu au grand angle. Ils ne montrent pas ce qu’ils ont vu, mais ce qu’ils ont ressenti. L’instant magique, instinctif, incisif. À l’image d’Anders Petersen : « Il n’y a pas de grande différence entre vivre et prendre des photos. […] C’est mon approche. Tu es au cœur de la vie, à vivre, à faire l’amour, à manger, à dormir — et la photographie en fait partie. »
Commissaire de l’exposition, la photographe Marie Sordat rêvait de devenir réalisatrice, mais c’est la photo qui a guidé tous ses choix de vie. « Les livres de photographie ont été mes véritables professeurs. Depuis toujours au sein même de mon travail de photographe, j’avais envie d’enseigner et de montrer le travail des autres. ». Un voyage de cinq ans, avec ses tripes, rien que pour sa passion, dans lequel Marie Sordat s’est composée sa propre famille, pas si tremblante que ça. « C’est ma déclaration d’amour à la photographie, même si mon cœur va dans de nombreuses autres directions que cette photographie qui tremble », dit-elle. Et c’est bien du cœur qu’il s’agit.
30 photographes, dix-sept nationalités, des centaines de photographies, quelques livres témoignent ces 70 dernières années. Comment se repérer ?
Une timeline, des années 1930 à aujourd’hui, accueille le visiteur. Et pour que l’on ressente les époques traversées comme si on y était, je me suis battue pour trouver les images originales, des vintages parfois encore annotés de la main des photographes. Les courants artistiques sont le reflet de ce que traverse la société, un ancrage historique était une évidence pour comprendre les mécanismes de cette écriture.
Vouliez-vous dès le départ instruire autant que démontrer ?
Oui, je voulais une dimension didactique. J’étais totalement libre sur la direction du projet et je l’ai pensé à l’image des expositions que j’aime moi-même visiter. J’aime comprendre ce que je vois, en tout cas j’ai besoin d’être aiguillée. Je lis tous les textes, je regarde tout longuement ! Et là, en posant ce commissariat comme une affirmation d’une partie de l’histoire de la photographie, il me semblait indispensable de renseigner le visiteur. Celui qui est féru de photographie comme celui qui vient par hasard. J’aime l’idée qu’on ressorte avec de la matière à réflexion autant que des émotions visuelles. Mais ce n’est pas non plus un cours, on peut, si on a envie, se laisser prendre par les images seulement …
Quel est le trait d’union de cette famille que tu vous avez composée ?
J’ai mis beaucoup d’énergie à mettre en lumière une photographie qui vient des tripes, une photographie incarnée. C’est une valeur très importante pour moi. Et, dans un monde où l’on se sent divisé, où on nous divise en fait par tout un tas de procédés politiques pernicieux, je ressentais le besoin de créer du lien. Non seulement entre les artistes, mais aussi entre eux et le public. C’est un retour que beaucoup de visiteurs me font, ils me remercient pour les découvertes, et cette sensation d’assister à la mise en valeur d’une « famille » les touche également beaucoup.
Comment vous y situez-vous ?
Là où je me retrouve, c’est dans leur grande liberté d’action, de création. Loin des dogmes, ils ont créé des écritures qui nous transportent. Il y a aussi une légèreté en général dans le matériel qui me plaît. Je ne suis pas sensible aux photos « parfaites » et leurs hésitations, leurs essais, leur fragilité, me touchent. Et puis, j’ai qualifié souvent cette photographie d’existentielle, parce que leurs images sont clairement vitales pour eux.
Vos choix ont été orientés plutôt par le fond que par la forme, dites-vous.
Qu’est-ce qui s’en dégage ?
Ce n’est pas vraiment une sensation de légèreté heureuse. Pour moi, il se dégage mille choses, à l’image de la vie. Les grands thèmes qui touchent tous les humains sont représentés : la mort, l’amour, l’errance, la sexualité, la marginalité, mais aussi l’humour, la tendresse, le lien, l’enfance… Bien sûr, la sensation globale est plutôt sombre, mais c’est aussi cela qui touche les gens qui viennent voir ces images, car tout le monde a sa propre part plus fragile, plus noire.
Ils ne témoignent de rien, offrent juste leur présence introspective au monde. Quel est, à vos yeux, le rôle de la photographie dans la société ?
Capital ! C’est ce qui restera aux yeux des générations suivantes, c’est un instantané de la vie telle qu’elle se vit à chaque époque. Elle permet de comprendre tellement d’enjeux, globaux autant que personnels. Et peut-être maintenant plus que jamais, dans ce flot d’images qui nous envahit, et la mixité des pratiques, il est passionnant de se pencher sur ce qui se déroule là sous nos yeux. Même s’il faudra un peu de temps je pense pour comprendre des phénomènes comme les réseaux sociaux d’images, ce que cela signifie profondément, ou à l’opposé la résurgence de la pellicule chez les très jeunes photographes. La photographie n’a jamais été aussi vivante, le public répond présent aux nombreuses manifestations
Que retirez-vous personnellement de cette expérience ?
Le plus difficile aura été de tenir sur la durée, et de diriger en parallèle le catalogue et l’exposition. Le plus heureux est d’être entrée en contact avec des gens qui ont fait grandir mon regard et qui sans le savoir, ont donné un sens à ma vie. À moi et à bien d’autres d’ailleurs. Des rencontres fortes comme avec Paulo Nozolino, Michael Ackerman ou Dolorès Marat pour ne citer qu’eux, et tellement d’anecdotes que je pourrais en faire un livre !
Comment allez-vous reprendre vos projets photographiques personnels ?
Justement ce n’est pas si simple après s’être plongé si longtemps dans le travail d’autres. C’est autre chose qui va commencer pour moi, car j’ai besoin d’être très légère dans mes envies de photographier, de faire de la photo de rue dans des pays qui me sont encore inconnus, ce qui est pour moi très ludique et dynamique quand on est un peu rouillé. Revoir aussi la matière accumulée en cachette ces dernières années, réfléchir à un nouveau livre… J’ai besoin de repartir seule, loin de toute pression, me retrouver avec mon appareil, enfin. Et dans un coin de ma tête, continuer à me battre pour la photographie en général, et exploiter l’énergie collective qui s’est développée autour d’Eyes Wild Open.
Propos recueillis par Cilou de Bruyn
Cilou de Bruyn est auteure et consultante en photographie. Elle vit et travaille à Bruxelles, en Belgique.
Eyes Wild Open
Jusqu’au 22 avril 2018
Musée Le Botanique
Rue Royale 236
1210 Saint-Josse-ten-Noode
Belgique
Livre publié par André Frère
39,50€
http://www.andrefrereditions.com/livres/nouveautes/eyes-wild-open/