« – Les cendres, le charbon, c’est sa manie à ELLE et tous les visages y passent, familiers ou inconnus. Vois comme elle plonge dans le Grand Livre Noir, on dirait qu’elle cherche quelqu’un en particulier dans l’obscurité générale… »
– Tu mates encore ?
– Je n’ai de cesse que de l’épier, c’est comme une maladie. Mais je te fais mon rapport: Elle a brûlé les boîtes, les clichés usés jusqu’à leur trame…
– Comme tu es naïf ! Les boîtes n’ont jamais été que cendres, dès le début: C’est son regard à ELLE qui tramait quelque chose.
– Tu crois ? Je me fais avoir à chaque fois ! Mais mate, mate un peu: Tu vois bien l’album qu’elle déploie. Tu ne la vois pas ? Là, au fond de l’ombre, feuilletant ce grand livre noir où elle plonge son regard absent…
– Oui, admettons, album il y a. Mais quelle famille y range-t-ELLE, puisque tout lien n’est plus que cendres ?
– Est-ce que je sais, moi ? Et depuis quand il faut absolument une famille pour tramer une généalogie ? Bien des collectionneurs recueillent les portraits de visages inconnus, ce que tu peux être étroit parfois ! Elle engrange les visages, les dépeint jusqu’à se qu’ils se presqu’ effacent, prêts à s’évanouir sur la page du Grand Livre Noir…
– C’est un peu triste, non ? La voilà réduite à s’inventer une famille dans l’ombre: Après tout, Elle n’avait qu’à pas brûler tous les clichés des boîtes…
– Les cendres, le charbon, c’est sa manie à ELLE et tous les visages y passent, familiers ou inconnus. Vois comme elle plonge dans le Grand Livre Noir, on dirait qu’elle cherche quelqu’un en particulier dans l’obscurité générale…
– En tout cas, ça en fait du monde ! Tout un peuple pâle et cendré. Rien ne les lie que cette absence spectrale au monde coloré des vivants sûrs d’eux. Tous ces visages cherchent quelqu’un dans l’ombre…
– ELLE les veut qui cherchent, mais aucun n’entre franchement dans sa lumière. Elle les veut évanescents, au bord de l’indistinct dans la tiédeur du grand livre noir, afin qu’ils restent vigilants, possibles. Ils ne pleurent pas dans l’ombre mais presque et tu remarqueras qu’ils ont chacun des petits airs d’ELLE.
– C’est indéniable, un air de famille que rien ne lierait, rien que les ténèbres de l’album, une famille que tout sépare…
– Oui, tout juste ! Le casting de son film séparé à ELLE, un film d’avant les films et les castings dans la lumière. Scrute ! Tu veux toujours que je regarde et toi tu n’y vois que du feu (des cendres pour être précis). Ce ne sont QUE des visages d’ELLES diaphanes et graves.
– Je vois clair (autant que possible ici) et dans la collection, même les ILS tournent ELLES, c’est leur commune tendance à s’absenter qu’elle inventorie.
– En tout cas, ça clope sec côté Grand Livre Noir ! Tu comptes regarder longtemps ?
– Jusqu’au bout, jusqu’à l’effacement des bouches, des lèvres, des regards en cendres…
– Quelle patience ! Tu en as pour un bout de temps…
– Moi ? Je les collectionne les bouts de temps. Depuis qu’ELLE a renoncé à la couleur (couleur chair comprise), elle en crée en veux-tu en voilà: Des laps, des bouts, des riens de temps. Des pages de livres noirs. On les développe, on les tire. On peut aussi ne pas les encadrer et s’y perdre direct. Allez ! File !
– Tu es resté planté là à la mater ELLE ? Tu vas finir par prendre racine !
– Je tiens le mur. Je m’informe.
– Où en est la situation ?
– Instable, toujours, comme beaucoup de situations intéressantes. C’est pour ça que je dois tenir le mur… Imagine-toi qu’elle a décidé d’y déployer sa bibliothèque…
– Et bien ça alors ! Je pensais qu’elle y disposais ses collections permanentes de portraits « sfumato » -« TI », « sfuma-TI », philistin !… En réalité (si tant est que le réel ait ses entrées dans l’ombre), ELLE a aussi brûlé le Grand Livre Noir. ELLE avait froid.
– Froid aux yeux ? Ça m’étonnerait, son regard réduit tout en cendre: Boîte, clichés, visages et couleurs chair… Enfin… C’est toi qui vois…
– C’est tout vu: Toutes ses lectures auront raison du mur, les rayonnages sont bien fragiles. Je ne vais pas le tenir toute la vie, je te le garantis…
– Mais là regarde encore, elle ne déploie que les titres, pas les volumes… Un titre ça ne pèse rien !
– En effet, ça m’avait échappé ! Je me souviens maintenant: Les volumes ont brûlé bien avant ELLE dans une autre histoire, dans le grand incendie et ELLE, elle a fouillé dans les cendres pour sauver les titres…
– D’accord, ça se tient… Elle aimait légender, du temps des clichés décadrésretramés: Nous l’avons de nos yeux vu.
– Et bien maintenant, ELLE titre, elle déploie sa galerie de titres sans volumes, célibataires quoi ! Des titres de toute l’Europe, en VO, des titres d’essais consumés dans l’Histoire ou dans la violence de l’oubli, ou désamorcés par la sottise générale. Et derrière le titre reste un savoir qu’ELLE protège de son ombre. Elle leur trouve une place dans l’index.
– Un petit coin de paradis ?
– En quelque sorte, des lambeaux de paysages oubliés et calmes, des ciels couverts mais accueillants, où les titres pourront tranquillement nommer de fugitifs souvenirs de lecture, d’essais, de pensées qui l’ont construite, ELLE.
– Tu veux dire qu’elle sous-titre le fil de ses pensées, le paysage de ses lectures ?
– Tu ne regardes pas avec assez d’attention: Ce ne sont plus des légendes et certainement pas des sous-titres, ni des sur-titres pour déchiffrer le paysage mental et fugace… Ce sont des… des… Têtes de chapitre…
– Et le paysage de cendres ? Ce serait le texte ?
– Non, non, pas vraiment, plutôt un fond, un « fond visuel » comme on parle d’un « fond sonore », un faire-valoir du titre. Tu vois ? Dans son nouveau livre noir, le paysage de cendre indiffère et contextualise: Il n’est pas le sujet.
– Mais alors quel est ce p… de sujet ?
– Le sujet c’est la cendre, le volume lu autrefois qui scintille entre les lettres du titre et qui vient nommer le paysage d’ombre, le recenser, le qualifier, que saisje ?
– Elle brûle même les paysages ? Pour venger les livres ? Elle se donne tous les droits, cette ELLE ne manque pas d’air ! Les paysages, elle ferait mieux d’en célébrer la beauté, comme on l’a toujours fait, et de les accrocher au mur. Même de cendres, les ciels savent encore être d’une beauté renversante, tu sais ! Et ELLE les ravale au rang de terrains vagues pour titre en déshérence.
– C’est pour ça que je regarde, que je l’épie sans relâche depuis bien des bouts de temps: Elle chapitre les mémoires qui flanchent, nos livres ouverts, béants. ELLE me parle doucement, de l’absence de la couleur, des essais qui m’ont marqué et dont les titres flottent encore dans le terrain vague du marché.
– Bref, ELLE t’aide à ranger, il n’y a pas pho…
– Je t’en prie non ! Pas ça ! Restons-en là, désemparés.
– Je ne vois pas pourquoi tu t’entêtes à contempler: Dorénavant, finis les clichés. Elle se fait des films
– Mon pauvre ami, c’est toi qui vois des films partout. Elle ne se fait plus des films depuis des lustres…
– Et pourquoi ça ?
– Parce que des films, elle en a plein ses valises, sous les ongles, dans les plis du corps, alors dans la vie, elle ne s’en fait plus.
– Et ça qu’est ce que c’est alors ? Moi, j’appelle ça une séquence…
– Bon, une séquence, c’est mieux, tu progresses, Disons le relevé d’une séquence, au coin de la rue, juste avant que sa cinémathèque ne brûle comme tout le reste…
– Elle incendie grave ta photographe…
– Ma Chronophotographe, s’il te plait. Mais ce n’est pas elle qui a mis le feu au coin de la rue. Elle ne fait que graver dans la cendre les instants déterminants de la séquence. Tu sais bien qu’elle ne veut rien oublier. Le coin de la rue rejoindra tous les films cachés dans les plis du corps, de la mémoire…
– Maintenant que tu le dis, je reconnais: L’oiseau affamé qui dispute sa nourriture au pauvre hère, dans les immondices du monde: C’est la Grande Dépression, là au coin de la rue…
– Ça pourrait, ça l’est aussi, mais c’est ici et maintenant. Elle fait le relevé de ce qu’elle a sous le nez, la dépression infime du coin de la rue. C’est toi qui te fais un film, un film noir de cendre, un film américain de la dépression…
– En somme, elle fait de moi ce qu’elle veut, elle me manipule, elle tease et tisonne avec son coin de rue américaine…
– Non ! Absolument pas. Elle fait juste le sale boulot, relever les traces dépressives dans la cendre américaine. Avant que tous les films, toute l’Amérique, ne brûlent à jamais.
Vincent Dieutre
Vidéos / Expositions / Installations / Projections d’Eva Truffaut
– Pompidou, Cinema du Réel, Paris, 2004
– Point Ligne Plan, Paris, 2004
– Rencontres internationales Paris/Berlin, Art-Action, 2003
– Festival de Pantin, retrospective Côté Court, 2003
– Galerie Nationale du Jeu de Paume, Un inventaire contemporain Paris, 2002
– Centre National de la Photographie, Paris, 2002
– Biennale d’Art Contemporain, Lyon, Connivence 2001
– Centre d’Art Contemporain de Basse Normandie d’Hérouville Saint Clair, 2001
Photo Expositions Collectives
– Nikon Live Gallery, Zurich, Mois de la Photo, 1991
– Galerie du Jour-Agnès b, Paris, Mois de la photo, 1991
– Grande Halle de la Villette , Paris, Parade sauvage pour Arthur Rimbaud, 1991
Eva Truffaut: Photographies
Du 5 au 29 juin 2013
Galerie Chappe
21 rue Chappe / 4 rue André Barsacq
75018 Paris
France
Tel: +33 (0)1 42 62 42 12