Florent Forestier, Docteur en philosophie, a rencontré Henri Pigeat, l’ancien patron de l’AFP et Président du CFJ (Centre de Formation des Journalistes). L’entretien est publié en trois parties, et voici le dernier volet.
L’époque contemporaine semble avoir totalement banalisé la photographie.
À partir de 2000, nous sommes entrés dans le règne de l’image immédiate. La vidéo a conforté sa capacité artistique et va augmenter ses ambitions. Parallèlement, le développement du « Smartphone », un outil simple et rapide, utilisé aussi bien par les professionnels que par les amateurs, va multiplier à l’infini le nombre des photos diffusées. Tout le monde fait de la photo, ce qui marginalise la photo professionnelle. Le nombre prime sur la qualité. Le témoignage l’emporte sur toute recherche d’information ou de qualité artistique. Aujourd’hui, les médias ont certes encore leur propre production photographique, mais sont aussi des relais des photos de tout un chacun.
Comment interpréter cette tendance ?
On peut se poser la question de savoir si cela signifie une intégration plus grande de tous les citoyens à l’actualité ou au contraire une spectacularisation plus grande de celle-ci. En tout cas, cela a pour effet de nous faire changer d’époque à nouveau. Nous étions jusqu’alors observateurs, à la marge de l’action : maintenant nous y participons, mais celle-ci devient de plus en plus un spectacle. Le choc des images n’est plus le même. Conséquence de la banalisation, c’est la répétition et la juxtaposition qui se sont imposées. La répétition crée le choc, mais a aussi un effet d’usure. La diffusion des images des attentats du World Trade Center à New York en 2001 a fini par être arrêtée, malgré les succès d’audience qu’elle avait longtemps garantis, parce qu’on réalisa qu’elle faisait le jeu de la communication des terroristes, mais aussi, à partir d’un certain moment, parce qu’elle suscitait une réaction négative de l’opposition.
En même temps, le public est peut-être aussi devenu moins dupe
La massification crée bien sûr des réactions de défense et le public devient moins dupe. Sans doute a-t-il toujours su que les images pouvaient être des vecteurs de mensonges ou de falsifications : le célèbre tableau de David, Le sacre de Napoléon, était de notoriété publique une recomposition. Sans en être dupe, le public n’adhérait pas moins à un message épique pour la communauté nationale toute entière, indépendamment de la véracité de ce que représentait l’image.
La situation actuelle, par la masse des documents en circulation, engendrerait plutôt de la méfiance : l’image doit actuellement se défendre contre une suspicion qu’elle a elle-même créé. À tel point que tout parait « déréalisé ». Tout devient spectacle. Toute réalité est suspectée de montage, donc de manipulation. On peut voir aussi cela comme une façon de se protéger d’une information envahissante et à un refus de se laisser entrainer dans un spectacle dont on deviendrait en quelque sorte un des sujets.
Pourrait-on dire que nous ne sommes plus immobiles face au spectacle, que le rapport à l’image a totalement changé et que l’image n’est plus objet de contemplation, de vénération ?
Le rapport à l’image change, bien sûr, avec cette prolifération. Le tableau est une image immobile et unique, devant laquelle on aime revenir régulièrement, dans un musée par exemple. L’image médiatique actuelle est généralement très fugitive, mais cette fugacité ne lui enlève pas sa force émotionnelle. À l’occasion et en fonction du contexte d’actualité, elle contribue à créer l’événement, comme l’a montré au début de ce mois de septembre 2015 la photo du jeune enfant kurde mort sur une plage de Turquie que sa famille tentait de fuir. La photo reste donc une locomotive puissante de l’actualité. Elle sait dépasser les défenses qu’on lui oppose et peut nous capter émotionnellement plus fortement que toutes les autres formes d’expression.
Quelle est selon vous la place actuelle du photographe ?
Elle évolue, mais sans changer fondamentalement dans le monde des médias. Comme au XXe siècle, les grands photographes ont comme qualités premières un œil et un réflexe. Cela reste important et nécessaire. Le revers de la médaille est que ces qualités relèvent plus souvent de la capacité de réaction que de la spéculation intellectuelle. Le responsable de l’image prend ainsi assez rarement la charge d’animer un média, ce qui a parfois pu nuire à une bonne connaissance et à une prise en compte efficace des questions propres à l’image au sein des rédactions voire des directions des médias.
Par ailleurs, l’art d’utiliser l’image est inégalement maitrisé. Les magazines spécialisés y excellent. Les médias de l’actualité quotidienne pas toujours. La question se complique encore avec les nouveaux médias numériques, dans lesquels la séparation entre image et texte disparait peu à peu, au profit d’une intégration permanente. Le photographe ne peut plus se tenir à la marge de la salle de rédaction, même si ça ne signifie pas obligatoirement une fusion des fonctions, mais plutôt une configuration nouvelle des compétences et des fonctions du journaliste.