À Londres, la Tate Modern révèle les trésors photographiques de la pop star. Et raconte, en deux cents œuvres et soixante maîtres, l’histoire d’une passion.
Bouille ronde, frange effilée au style assez British, œil droit de jeune garçon qui s’ennuie au collège et qui fixe l’inconnu dans l’espoir d’un déclic. Mais l’œil gauche est flou comme celui d’un rêveur qui cauchemarde. La moitié du célèbre visage se déforme, sous l’objectif génial du grand Irving Penn en 1997. Voici, comme vous ne l’avez jamais vu, sir Elton Hercules John, né Reginald Kenneth Dwight le 25 mars 1947 à Pinner, dans le Greater London, star de la rock pop et recordman du succès qui a donné plus de cinq mille shows dans plus de cent pays. Il faut de l’humour – et une dose spéciale de narcissisme – pour accepter pareil portrait grimaçant et l’accrocher au musée, parmi les deux cents chefs-d’œuvre modernistes de sa collection photographique. Avec le même humour tout en litotes, la Tate Modern a baptisé cette première présentation époustouflante de beauté The Radical Eye.
Un film y donne la parole et l’image à ce collectionneur hors norme qui fait aussi chavirer le cœur du marché de l’art depuis plus de vingt ans. Dans son appartement de rock star tapissé de photographies, accrochées collé serré, tels les posters dans la chambre d’un ado, entre les imprimés léopard et la multitude d’objets pas toujours muséaux, Elton John parle en pro de la célébrité. Cash. « J’ai commencé à m’intéresser à la photographie lorsque j’ai arrêté de boire. » Il s’en explique très ouvertement dans le catalogue savant que lui a composé la Tate Modern. « Après ma cure en 1990, je suis allé en France passer quelque temps chez des amis qui ont un château à Cahors. Ils avaient aidé à organiser un festival photo qui en exposait partout, même en extérieur. Je n’avais jamais remarqué la photographie en tant qu’art, jusqu’alors. Même si j’avais été très souvent pris en photo par de merveilleux photographes au fil des ans, de Norman Parkinson à Terry O’Neill et David Bailey », raconte-t-il à Jane Jackson qui fut sa galeriste avant d’être le curator de The Sir Elton John Photography Collection de 2003 à 2012.
“Saine conversion”
Parmi les convives du château, il y a alors le galeriste de Los Angeles, David Fahey, venu avec des trésors de Horst P. Horst, Irving Penn et Herb Ritts, trois rois du noir et blanc sublimé qui transforment la mode en pure académie et en étude de formes. Le photographe californien Herb Ritts est là en personne. Ce domaine est encore jeune et frais, réduit à un tout petit cercle de collectionneurs. « J’en ai acheté douze d’un coup, je suis devenu subitement passionné de photo », avoue la pop star qui y voit une “saine conversion”. « C’est drôle, après ma cure, je n’étais plus intéressé par rien de ce que je collectionnais avant. J’aime les objets. J’ai toujours aimé les objets. Enfant, mes parents se disputaient beaucoup, alors je trouvais du réconfort dans les objets et mes collections de disques et de jouets étaient dans un état parfait. Quand j’ai commencé à faire de l’argent, je me suis intéressé à l’Art déco et à l’Art nouveau. Je lisais tout sur le sujet, je suis devenu assez calé. Avant d’entrer en cure, j’ai tout vendu en une semaine d’enchères chez Sotheby’s », résume-t-il sans autres explications psychanalytiques.
Riche en émotions
Ses premiers achats à 43 ans furent Elliott Erwitt, Harry Callahan, Ray Metzker. Il débuta en bon amateur par la mode, les fleurs, les portraits, puis se concentra, en vrai mordu de la photo, sur les travaux expérimentaux des années 1920, 1930 et 1940, ce qui constitue l’essence de l’exposition de la Tate Modern. « Plus j’ai appris à connaître la photographie, plus j’ai vu comment ces artistes étaient capables de faire des choses que je croyais réservées aux peintres », confie ingénument ce pianiste virtuose, fils d’un pilote lieutenant dans la Royal Air Force, trompettiste à ses heures perdues dans un groupe de jazz. Le Nageur sous l’eau, 1917, coup de génie absolu du jeune André Kertész (1894-1985) dans sa Hongrie natale et désormais trésor des musées par son abstraction tellement d’avant-garde, le « bouleverse ». On lui offre d’abord un tirage tardif de la fin des années 1970. Il a attendu des années avant de trouver le tirage d’époque (vintage) qui le faisait rêver. Un jour, le galeriste new-yorkais Peter MacGill l’appelle pour lui proposer l’épreuve tirée de la planche contact, la première de toute une dynastie. Voici la photo minuscule (4,1 × 5,7 cm), recadrée au crayon par l’artiste, et qui trône en pharaon dans l’accrochage, pourtant riche en émotions extraordinaires.
« Quand j’étais enfant, raconte-t-il à Jane Jackson, j’achetais des posters de Man Ray. J’ai acheté ses Lips, la seule chose que je pouvais m’offrir. Beaucoup de gens ne peuvent s’offrir l’original, c’est merveilleux de rendre ainsi l’art accessible autrement. » Une exposition est une autre formule, pointue et populaire. The Radical Eye réunit notamment vingt-cinq vintages de Man Ray (1890-1976), portraits fabuleux par cet acteur du dadaïsme à New York et du surréalisme à Paris d’André Breton, de Constantin Brancusi, d’Henri Matisse, de Berenice Abbott ou de la belle Dora Maar solarisée comme une déesse.
Valérie Duponchelle
Valérie Duponchelle est critique d’art au journal Le Figaro. Cet article est paru dans l’édition datée du 12 janvier 2017.
The Radical Eye, Modernist Photography from the Sir Elton John Collection
10 nov. 2016 – 7 mai 2017
Tate Modern
Bankside
London SE1 9TG
Royaume-Uni