Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Le voyage de Jonathann Llense sur l’île de Tahiti n’a rien d’une aventure exotique et déjoue les stéréotypes de l’ailleurs.
Ouvrir Tahiti c’est immédiatement sentir une forme de légèreté et de rire, du moins une distance, envers la représentation paradisiaque qui a longtemps caractérisé Tahiti. La plus grande des îles de la Polynésie française est à une journée entière de vol. Elle figure dans l’imaginaire occidental en bonne place dans l’Olympe des terres idéalisées. Ce fut d’abord les carnets de James Cook et les récits de Louis Antoine de Bougainville, puis peu à peu le mythe de la pureté originelle au XIXe siècle fantasmé par les penseurs des Lumières (Diderot notamment). L’imagerie occidentale en fit une terre de couleurs et d’harmonie (Gauguin de prime abord, qui s’illustra sur l’île par ses vices personnels).
La photographie contribua dans un premier temps à documenter plus concrètement les vies des communautés locales — la collection d’Albert Khan en demeure un bon témoignage — avant de verser dès les années 1960 et l’essor du tourisme de masse dans une idéalisation marchande du paradisiaque : sable fin et blanc, eaux sibyllines, plages à perte de vue, cascades et végétation touffue et abondante parmi les fleurs miroitantes. Tout cela suggérant une vie douce, à reculons de la folie du monde.
Il n’en est rien. On sait désormais que la situation sociale et politique des îles Polynésiennes est rendue fragile par son éloignement de la métropole et le désengagement de l’État français, par son économie reposant sur la pêche et le tourisme et par la persistance d’un mythe nourrie de représentation coloniale. Une toile de fond bien compris par Jonathan Llense qui s’est plutôt amusé, avec ses photographies, des poncifs et banalités charriés par l’île.
Le livre s’ouvre avec une grande vue du lagon, comme un horizon promettant l’apaisement et la contemplation, mais l’image est comme obstrué de grosse main (du photographe ?). Ailleurs, c’est l’aileron d’un requin en béton qui vient ruiner une autre vue-mer, tout en se moquant avec légèreté des sculptures touristiques de pacotille placées sur les bords de plage. C’est encore un doigt qui pointe on-ne-sait-trop rien depuis une vue aérienne, venant avec incongruité ruiner un plan large. Le dispositif est répliqué plusieurs fois, comme pour écœurer l’idée même d’exotisme.
Il y a chez le photographe une volonté d’utiliser la photographie touristique, d’exploiter consciemment ses erreurs possibles, de se moquer surtout de ses objets d’intérêts. Ce dérisoire, doux et sans grande méchanceté, investit les objets touristiques et autres babioles : colliers de fleurs desséchant sur un robinet, sticker ananas, portant de rhum « Mme Doux »… L’humain est partout sans n’être jamais pris de face. Dans ses traces, dans sa consommation, dans ses divertissements, dans tout ce qu’il peut charrier de naïf et de plaisir dans une île jamais véritable investie.
Sa photographie gagne l’horizon pour se pencher sur le ridicule et le minuscule. Elle retient les objets, le commun qui pourtant, bout à bout, fait sens et donne malgré tout une idée de la géographie. Pour autant, l’ensemble se construit sur des images autonomes, des mots de Patrick Rémy, éditeur de l’ouvrage. La composition de l’ouvrage appuie la singularité de chaque cliché. Disposée en une constellation hasardeuse et jouant avec les petits formats et les presque pleines pages, elle rappelle les accrochages de Wolfgang Tillmans. Ceux-ci demandent au regardeur la nécessité de questionner chaque image pour elle-même. On retrouve chez Jonathan Llense ce principe.
Ce Tahiti forme un livre dépouillé de stéréotypes, abordant l’île depuis la terre, depuis sa multitude de constructions humaines. À l’inverse des imageries touristiques de l’île, sa photographie ne fabrique ni sens ni fiction. Elle suscite plutôt l’ordinaire comme l’artificiel. « Je suis attiré par l’incongru, l’inexact, le bancal », souligne l’artiste dans l’entretien de fin d’ouvrage. L’ouvrage forme un pas de côté pensé comme une déambulation, un simple « point de vue » où se devinent l’humour et le goût des facéties.
Jonathan LLense — Tahiti
Éditions Louis Vuitton, collection « Fashion Eye »
2023, 104 pages, 20,8 x 14 cm
Édité par Patrick Rémy & Anthony Vessot
Directrice de publication : Axelle Thomas
Design graphique : Lords of Design
Disponible en librairie et en ligne