C’est un livre unique comme il n’en existe aucun autre de comparable. Sur près de 50 ans le vétéran de Magnum, l’un des plus grands photographes de jazz, Guy Le Querrec a suivi de près l’un des plus grands musiciens multi-instrumentistes Michel Portal, aussi à l’aise dans le jazz (free jazz!) que dans le classique, ce parcours de longue haleine a produit un gros livre de quatre-cent pages avec près de 400 photographies signées GLQ.
Un jour j’appelle Guy pour lui dire que j’ai découvert un vieux vinyle de Portal dans une brocante, il me demande lequel ? Je réponds : Turbulence. Et de l’autre côté du téléphone j’entends Guy faire Boo-Boo-Boo-Boo-BOOM ! Imitant la clarinette basse de Portal dans cet enregistrement de 1986. Du tac-au-tac impressionnant ! Des années plus tard, à 85 ans Portal enregistre « MP85 » dans lequel son intro au saxophone rappelle un peu ce riff Boo-Boo-Boo chanté par Guy, que l’on peut retrouver sur YouTube (« African Wind » live au Festival de Marciac 2020). Ces résonnances africaines me font penser bien évidemment aux années Jeune Afrique de Le Querrec, et son merveilleux petit livre LOBI (aux éditions Le Bec en l’Air) où on le voit saisir comme il en a seul le secret les gestes dansants de ces villageois de la tribu des Lobi dans le Burkina-Faso. Suivre années après années les pas d’un Michel Portal musicien grand voyageur toujours en mouvement, c’est encore un trait particulier de la pratique de Le Querrec, qui en 1990, fut le seul photographe à avoir suivi dans sa totalité la chevauchée des cavaliers Lakotas (des Sioux) partis sur les pas de leur grand chef Big Foot assassiné par l’armée américaine. Il le raconte dans un beau livre publié en 2000 chez Textuel (Sur la Piste de Big Foot).
Pour revenir à Portal et au dernier livre monumental de Le Querrec (aux éditions de Juillet 2023), outre les images attendues du très photogénique saxophone, ce qui frappe ce sont les clichés du bandonéon tiré en long et en large entre les mains du magicien Michel Portal, au fur et à mesure de ses concerts live sur scène, comme cette image de 1981 au Théâtre Gerard Philippe de Sartrouville, où le bandonéon devient une chenille surréelle quand Portal laisse durer longuement une fin de note en tirant le soufflet de haut en bas. Sur une autre photo à la Chapelle des Lombards rue de Lappe en 1981, on voit Portal hilare pointant un doigt vers on ne sait quel autre complice musicien tout en comprimant son bandonéon de sa main droite.
Ces notes si spéciales au Tango argentin me renvoient chez Guy, un après-midi ensoleillé dans son vieil appartement parisien du 14e, où il me sort de derrière les fagots un vieux tourne-disque – non, plutôt une mallette vintage en cuir contenant une pile de disques vinyles de 78 tours ! Il me montre son disque fétiche, d’un certain accordéoniste belge du nom de Gus Viseur. « Viseur » insiste Guy avec un clin d’œil, m’expliquant que c’est en écoutant les flonflons des guinguettes et des valses de Gus Viseur, un virtuoso de l’accordéon, qu’il est tombé amoureux de la musique de jazz. Et « Viseur » bien évidemment l’a mené plus tard au viseur de son Leica ! Il me sort aussi un album de famille, avec cette extraordinaire photo vintage des années 30, – photo du mariage de ses parents – sur laquelle tous les protagonistes posaient en fixant l’objectif du photographe. Et que voit-on au premier rang ? Un musicien tenant un accordéon, ses jambes entouraient une grosse caisse avec le portrait peint d’un chef indien avec deux plumes sur la tête et un calumet entre les dents, et ces grosses lettres tracées sur la peau du tambour INDIAN JAZZ. Et voilà je dis à Guy, ton destin était tout tracé ! Il m’explique que ses parents et leurs amis avaient l’habitude de pousser la table après un repas et de danser la Java ou la valse sur la musique de ces disques de 78 Tours.
Ce livre « Portal au Fur et à Mesures » est à lire comme un road-movie à la Jim Jarmusch parce que Portal est constamment On the Road. A lire chaque photo on a envie de faire jouer la piste d’un vinyle qui lui correspond ou non, aux images noir et blanc de « Stranger than Paradise » ou en couleur de « Mystery Train ». Mais comment suivre un « Jazz Great » de festival en festival, de récital en récital ? On voit défiler dans ce livre les noms mythiques des lieux dont les acoustiques ont été patinés par des années de symphonies de notes musicales produites par des instruments de cuivre, de percussion, de piano, de basse et de contrebasse : Châteauvallon, Uzeste, Marciac, Chapelle des Lombards, Salle Pleyel, etc.
Prenons cette photo du Festival de Châteauvallon 1972 : Michel Portal avec une coiffure à la Beatles et en pantalon noir patte d’éléphant soufflant dans deux clarinettes, accompagné par deux contrebasses Bob Guerin et Léon Francioli. Ces cris en duet qui jaillissement des deux clarinettes de Portal comme des cris de mouette jusqu’à la lumière au-dessus de sa tête, tout en verticalité.
Suivre les tournées de Portal cela équivaut à s’engager comme un « roadie », partageant les vicissitudes quotidiennes depuis l’excitation sur scène lors des concerts jusqu’aux moments les plus intimes et les plus vulnérables d’un artiste, aussi bien que les moments de surprise : comme cette image d’un Portal profondément endormi dans la camionnette de Bernard Lubat le poly-instrumentiste fondateur du festival d’Uzeste, et celle de leur stop dans une boulangerie-pâtisserie pour s’acheter chacun sa pochette surprise (qui le fait encore aujourd’hui ?). Mais la photo a frappé Guy Le Querrec l’amateur des jeux de mots par l’association des lettres « RIE et CON » au-dessus de la tête des deux larrons. Quant à moi je lorgne vers le présentoir KREMA qui me rappelle mes stages de vente en Vendée et ma tournée des petites boulangeries et pâtisseries de campagne… On en arrive à envier Le Querrec qui comme une mouche sur le mur se rince les oreilles gratis tous les soirs, et pendant les répétitions, dans les coulisses, dans les loges, dans les studios d’enregistrement, inlassablement présent, aux aguets, anticipant les gestes, les phrasés qui vont arriver, même dans les improvisations, il faut avoir le rythme, le tempo, dans le sang et au bout du doigt sur la gâchette. Redisons-le, Guy Le Querrec c’est la vieille école, l’argentique noir et blanc, jamais de numérique ou d’autofocus. Ainsi il ne ratera pas les instants de bonheur sur le visage de Portal, ses éclats de rire, ses moments de fulgurance et d’exaltation, comme sur cette photo du récital avec JC Pennetier pianiste classique pour Photoscopies 81 à St Médard-en-Jalles au centre culturel Ouest Aquitaine (1981), Guy Le Querrec l’immortalise dans une attitude de coureur sur scène avec ses jambes en pédalo et sa clarinette levée triomphalement en l’air.
On comprend à travers le portrait de Portal brossé au cours de cinquante ans par un Le Querrec fidèle et attentif que Portal est quelqu’un qui s’est voué toute sa vie à la musique et surtout une musique de communion, de camaraderie, avec émotion et excitation, on le voit marchant et jouant en trio avec Lubat et Di Donato au festival d’Uzeste, trois saxos au coude-à-coude, impressionnant « band of brothers ». On regarde avec un sourire teinté de tristesse la mise en scène de Le Querrec plaçant Portal avec le regretté Didier Lockwood en musiciens de rue sur un trottoir de Manhattan avec l’étui de violon de Lockwood ouvert comme pour recueillir quelques centimes des passants (Juin 1988 Jazz Français à New York). Ou les rencontres de Portal avec les Jazz Great, visage tendu à l’écoute avec Don Chery à Uzeste ou avec Gil Evans au théâtre des Champs Elysées (janvier 1986 juste quelques jours avant la bombe des terroristes au Claridge). Ou cette photo du mur tapissé de petits tirages formant le storyboard du concert de jazz improvisation de Portal sur la projection de photos aux Rencontres d’Arles (1993) qui s’est révélée une extraordinaire invention de Guy Le Querrec.
Le Querrec dit que le jazz c’est de l’improvisation et de même la photographie qu’il pratique est de l’improvisation. De ces improvisations on découvre ce reflet de Portal (avec ses cheveux bien noirs) dans un miroir à l’hôtel de Pau pendant le festival Musique en Ville (1981) où un match de rugby jouait sur l’écran de télévision, Guy dit qu’il a saisi Portal dans le cadre du miroir « en Louis XI ». Et cette belle improvisation de la partition étalée sous la lumière d’où nous ne lisons que l’ombre du doigt de Michel Portal (à l’Espace André Malraux de Kremlin Bicêtre 1994). Il y a enfin ce très beau portrait d’un Portal en moine aux cheveux blancs de neige, les yeux clos, penché sur son saxophone, dans une posture de méditation avec un doigt sur la tempe (Europa Jazz Festival au Mans mai 2004).
Et Le Querrec conclut le livre par une photo improvisant sur l’air de « Hello Goodbye » d’un chauffeur avec son charriot à bagage tenant une pancarte au nom de Portal qu’il est venu chercher à la Gare de Lyon pour son concert à l’Olympia le soir même (2002).
C’est comme si Le Querrec disait au revoir mais aussi bonjour à son ami de cinquante ans. Repartiront-ils sur la route ensemble ?
Jean Loh
Guy Le Querrec : Michel Portal au fur et à mesures
Éditions de Juillet
400 pages – ± 300 photographies
Couverture cartonnée – Format : 230 x 300 mm
ISBN : 978-2-36510-110-3
€49.00
https://www.editionsdejuillet.com/products/guy-le-querrec-michel-portal-au-fur-et-a-mesures