151e Street et Courtland, Bronx, New York. 22 heures. Après la séance du couper, celle du coller, qui peut à l’occasion se révéler aussi rapide qu’un Command V. Par exemple quand l’équipe de Dysturb affiche une photo de quatre mètres de large de Pierre Terdjman en Centrafrique sur la 5e Avenue. Le procédé est le même — encoller, placer, dérouler, maroufler —, c’est le propos qui change. Et le taux d’adrénaline, quand le tour de passe-passe succède à la tentative de coller ladite photo sur une accueillante palissade située entre Louis Vuitton et Bergdorf Goodman, et que l’audace est aussitôt réfrénée par un garde assez virulent pour se jeter dans la colle afin de protéger la propriété provisoire.
L’idée de Pierre Terdjman et de Benjamin Girette, c’est de mettre le photojournalisme dans la rue, et en format géant, pour redonner à l’information un terrain d’impact. Sur la 5e avenue, il s’agit d’interrompre le flot du consumérisme aveugle — un rapide coup d’œil sur Google Maps donne une idée de la masse humaine qui passe chaque jour dans ce quartier de Manhattan, au milieu des exubérances visuelles des marques de luxe. Dans le Bronx, le propos est plus social. Les passants découvrent la photo lé par lé et réagissent. L’équipe a décidé d’y placer la photo de Bryan Denton sur les réfugiés syriens en Turquie, et celle d’Andy Rocchelli réalisée en Ukraine. Un voisin explique qu’il préfère la photo de Rocchelli, parce qu’elle est moins triste avec tous ces enfants, fussent-il dans un abri pour se protéger des bombardements. Un graffiti dépasse de l’image, celui d’un personnage à moustache et chapeau haut-de forme. La paradoxale juxtaposition, bien qu’involontaire, évoque les coïncidences absurdes de la réalité, quand au même moment dans le monde, certains se pavanent sous le soleil tandis que d’autres sont sous les bombes.
Chacun a son idée d’un lieu idéal. Les propositions fusent. Wall Street ! Le quartier hassidique de South Williamsburg ! Un camion de tacos ! Chelsea ! La veille, ils ont exposé le portrait d’un combattant du Boko Haram, au Nigeria, par Andy Spyra, sur un toit attenant au pont de Manhattan, et une photographie d’Ashley Gilbertson dans le West Village. Du photojournalisme, du grand, dans la rue, là où il est vu par autant de monde qu’à la grande époque de la presse. Et en noir et blanc, pour des raisons de coûts, comme un clin d’œil à cette même époque. Pour éduquer, « to teach how to believe in the news », commente Pierre Terdjman, pour faire réagir, et pour faire agir. Car si le projet n’en est qu’à ses débuts — Dysturb a été inauguré en mars dernier —, il laisse entrevoir les perspectives et les possibilités de mobilisation inhérent au modèle. A l’heure de l’hyperconnectivité, les passants pourraient en un clic partager leur effroi et leur engagement, offrant du même coup une possibilité d’action auprès d’un organisme public, d’un gouvernement, d’une association humanitaire ou autre selon le cas. Les écoles sont une autre piste que Dysturb développe, et que le modele pourrait permettre de mettre en relation direct pour une intervention pédagogique.
L’information est aujourd’hui consommée si vite qu’elle n’est pas enregistrée, d’où l’importance de frapper fort et d’édiquer. A Williamsburg, un passant s’est exclamé devant la photographie d’Alvaro Canovas en Ukraine : « La photo date d’un mois ! » Oui, parce que la crise ne s’éteint pas aussi vite qu’elle est oubliée.
Histoire a suivre, donc, et ce sera au prochain printemps en ce qui concerne New York.