L’oeuvre de la photographe américaine est exposée au Jeu de Paume à Paris. Vibrantes variations autour des visages de la misère dans les années 30-40 aux Etats-Unis.
Il y a d’abord cette icône. Une image mondialement connue de cette mère aux abois, deux enfants se blottissant autour d’elle, son regard absorbé par une pensée profonde et les plis sur la peau de son visage qui expriment toute la gravité de cette pensée, toute la douleur et tout le malheur qu’elle doit encaisser avec ses sept enfants à charge et sa condition de fermière misérable. Il y a cette icône – qui fait sans surprise l’affiche de l’exposition – et il y a tout le reste d’un travail qui est forgé dans cette même douleur et ce même refrain de la misère sociale.
L’une des premières photographies qui accueille le visiteur dans cette exposition est celle d’un vieil homme au chapeau adossé au comptoir d’un bar et qui attend qu’on lui serve la soupe populaire. Non loin de là, c’est un migrant américain qui marche sur la route, un baluchon sur le dos… Dorothea Lange capture les écorchés de la vie, les visages défaits par le poids d’une détresse insurmontable et totale.
En témoigne ce qui pourrait être une autre icône : un homme seul assis sur une marche au bord de la rue. Il a le visage plongé entre les jambes comme s’il voulait se cacher du reste du monde, avoir la nuit en plein jour. A côté de lui, une brouette renversée. A l’envers, l’objet n’a plus aucune utilité et se fait le chantre du fléau du chômage où des gens comme cet homme perdent leur utilité sociale, errants, hagards, cherchant désespérément une place en ce monde qui ne leur en fait pas.
Sur la route
Autres visages, autres détresses. Celle par exemple d’une mère de famille américaine qui connaît la famine et l’exclusion. Elle témoigne et Dorothea Lange enregistre aussi ses mots. Elle raconte qu’elle a dû vendre leur voiture pour s’acheter de quoi manger et que maintenant, coincée, elle regrette car elle ne peut plus partir de cette région, hormis à pied. A ce titre Dorothea Lange est une spécialiste de cette prise de vue : des migrants, seuls ou en famille, qui voguent sur les grandes routes de l’Amérique des années 30. Tous cherchent un ailleurs plus accueillant et bienveillant, surtout un endroit où il y a encore de l’emploi.
Cette marche – qui fait penser à Sur la route de Kerouac – est parfois tristement ironique. Sur une image de Lange on voit deux hommes fouler l’asphalte quand, à côté d’eux, une immense pancarte fait la promotion du voyage en train. Sur une autre photographie Dorothea Lange s’intéresse aussi à une pancarte qui dit : « There’s no way like the american way » alors que l’environnement est un terrain vague où traîne des déchets ; drôle d’image d’une Amérique pétrie de contradictions et qui ne sait pas quoi faire de sa misère.
Pauvreté des campagnes
S’il y a ironie et qu’elle est triste, il y a d’abord une humanité intense qui se dégage des photographies de Dorothea Lange. La photographe parvient à saisir tout la mine grave et digne d’une famille affamée, d’un vagabond désoeuvré. Incroyablement douée pour cet art, la photographe a participé à de nombreuses commandes et notamment celle de la FSA (Farm Security Administration) de 1936 à 1938 et que le Jeu de Paume expose à merveille en proposant de regarder directement les planches contact de ce travail autour de la pauvreté des campagnes en pleine crise économique après le krach boursier de 1929. En surgit une myriade de clichés parfaitement réalisés et le sentiment que Dorothea Lange est une photographe d’exception qui ne manque aucune image. Aussi voilà certainement la raison pour laquelle elle fut choisi par l’administration américaine ou des magazines célèbres afin de documenter des événements cruciaux et sociaux.
Japon
Ainsi, elle fut désignée par le magazine Fortune pour faire des images du chantier naval Kaiser à Richmond en 1944. En jaillissent des photographies émouvantes où l’on voit les ouvriers des docks se rendre au travail ou encore une travailleuse misérable obligée de dormir en plein air et à même le sol sur le coin d’un quai rythmé entre les départs et les retours.
Deux ans plus tôt, en pleine Seconde guerre mondiale, Lange est mandatée par la War Relocation Authority qui lui demande un reportage sur les Japonais des Etats-Unis alors enfermés dans des camps tandis que l’Amérique est en pleine guerre contre leur pays. Lange est bouleversée par ce qu’elle voit et s’applique à mettre en relief toute l’absurdité glaçante d’une telle situation. Elle prend par exemple en photographie des enfants qui ont autour du cou des étiquettes et qui font indéniablement penser à l’étoile jaune que portaient alors les juifs en Europe.
La photographe sera dépitée par cette expérience et notamment par le fait que ses images furent classées « archives militaires » et ne purent être montrées au public avant 2006. Ainsi le Jeu de Paume rend la mémoire de cet épisode tragique en diffusant ces images et en particulier grâce à un système de vidéo-projection qui permet de regarder l’ensemble de ce travail.
La dernière partie de l’exposition est consacrée à une plongée que Dorothea Lange a effectué dans les tribunaux américains où elle s’est fait fort de capturer, là encore, toute la détresse contenue dans des instants éminemment tragiques où le sort d’un prévenu est suspendu à la décision d’un juge, où l’avocat commis d’office tente de défendre l’indéfendable et tout cela avec la misère que charrie le monde.
Avec Dorothea Lange au moins est-elle mise en lumière et rendue digne, comme si la photographe était honorée de rendre la grâce de visages croisés et abimés.
Jean-Baptiste Gauvin
1 place de la Concorde
75008 Paris