Chez Rizzoli sort ce mois-ci un sublime livre intitulé Dora Maar : Paris au temps de Man Ray, Cocteau et Picasso. Il est signé de l’auteure Louise Baring qui revient ici sur la vie de Dora Maar, qui fut l’amante et la muse de Picasso, et une magnifique photographe, intimement liée au courant surréaliste.
Un soir d’octobre 1998, les amateurs d’art affluèrent vers la Maison de la Chimie, à Paris, pour assister à la vente aux enchères des souvenirs, livres et photographies ayant appartenu à Dora Maar – Henriette Markovitch de son vrai nom –, une ancienne photographe qui vécut avec le grand peintre espagnol Pablo Picasso, entre la guerre d’Espagne et la fin de la Seconde Guerre mondiale, une liaison passionnée. Pendant plus d’un demi‐siècle, jusqu’à sa mort en juillet 1997, l’orgueilleuse et énigmatique Dora Maar, qui menait alors une vie de recluse, conserva précieusement ses souvenirs dans son appartement situé dans une ruelle proche de la Seine.
Tels des spectateurs de théâtre lors d’une première, le public assista à la vente de plusieurs portraits inédits de la femme immortalisée par Picasso : l’un des premiers portraits de Dora Maar au regard impénétrable, la joue délicatement posée entre ses doigts fuselés aux ongles peints en vert ; une « femme qui pleure » caricaturale aux larmes esquissées à grands traits obliques ; des dessins au crayon intimistes, à la manière d’Ingres, du visage grave et pensif de son amante au front ciselé et au nez rectiligne ; ou encore Dora endormie, un sourire angélique sur les lèvres, les bras jetés en arrière de sa tête. Dans un dessin au crayon et à l’encre, Picasso s’est représenté en Minotaure tout puissant possédant une Dora nue et consentante – métaphore de leur relation, une lutte sans fin dont elle fut la perdante.
Comme le personnage de Miss Havisham dans De grandes espérances de Charles Dickens, Dora Maar s’accrocha à son passé, conservant à l’identique son appartement aux multiples miroirs et très haut de plafond de la rue de Savoie, dans le 6e arrondissement de Paris, après que Picasso l’eut abandonnée, en 1945, pour la jeune et flegmatique Françoise Gilot. « Son appartement était rempli de fantômes. Dora ne jeta jamais rien de ce qui la reliait à Picasso », témoigna Myrtille Hugnet, veuve du graphiste et poète surréaliste Georges Hugnet qui demeura jusqu’à sa mort, en 1974, un ami proche de Dora. « Les murs et les plafonds étaient pleins de trous et de fissures. Dora ne repeignit jamais les endroits où Picasso avait dessiné en trompe l’œil des araignées, des mouches et des moustiques ».
Ses bibliothèques vitrées en acajou remplies de livres, de dessins de Picasso, de lettres, de papiers découpés, de sculptures miniatures, de minuscules portraits encadrés et de bijoux qu’il avait créés à son intention constituaient son “musée privé”. Dora Maar conservait religieusement les portraits en “cliché verre”, fruits de ses expérimentations avec Picasso dans la chambre noire et publiés dans la revue Cahiers d’art en 1937.
« Un peu de patience ! Pourquoi tenter d’acheter ces négatifs sur plaque de verre ? Vous aurez tout quand je ne serai plus là », déclara‐t‐elle, peu de temps avant sa mort, au musée Picasso. Seul un appareil photo Rolleiflex posé sur une commode dans son étui en cuir marron témoignait de sa vie antérieure. Sur les étagères et sous son lit s’entassaient des piles de vieilles photographies au format carré recouvertes de poussière, prises entre 1932 et 1936 : un garçon marchant sur les mains à Barcelone ; une photographie de mode surréaliste montrant un mannequin en robe lamée avec une immense étoile à la place de la tête ; un homme en complet veston agenouillé sur un trottoir, à Londres, qui plonge sa tête dans une bouche d’égout ; ou encore un photomontage onirique intitulé Le Simulateur, où un garçon en équilibre sur une voûte du XVIIe siècle représentée à l’envers s’arque vers l’arrière de manière que la cambrure de son dos fasse écho à la courbure de l’architecture.
Ces images figuraient parmi plusieurs centaines de photographies de Dora Maar vendues aux enchères à Paris en novembre 1998, en toute discrétion, un mois après l’avalanche de publicité qui avait accompagné la vente Picasso. « J’étais autrefois une photographe célèbre », confia-t-elle à sa concierge, Rose Toro Garcia. Mais à l’exception de la série de plus de quatre-vingt-dix tirages qu’elle vendit en 1990 au marchand d’art surréaliste Marcel Fleiss – base de la rétrospective Dora Maar organisée à Valence, en Espagne, en 1995 –, ses photographies étaient tombées dans l’oubli depuis son âge d’or, au milieu des années 1930. À sa mort, très peu de musées ou de collections privées étaient en possession de ses œuvres, même si, en 2004, le Centre Pompidou acquit une partie substantielle de sa collection photographique, qui incluait 1851 négatifs et 270 épreuves contact. La renommée artistique de Dora Maar, éclipsée par celle de son amant mythique, reposait principalement, à la fin de sa vie, sur son témoignage photographique de la genèse de Guernica, le chef-d’œuvre de Picasso sur la guerre d’Espagne.
« J’espère que Dora me pardonnerait de dire qu’elle est inconcevable sans Picasso », déclara Heinz Berggruen, marchand d’art et collectionneur ami du peintre. Tout en étant fière de sa position privilégiée dans l’histoire de l’art, Dora Maar désirait être reconnue en tant qu’artiste. « Pour compliquer les choses, [elle] voulai[t] être connue comme peintre plutôt que comme photographe », explique Marcel Fleiss. Plusieurs décennies auparavant, Picasso, qui, selon Brassaï, qualifiait la photographie d’« art mineur », avait incité sa maîtresse à remiser son appareil photo. Pourtant, ce sont ses photographies, et non ses tableaux, qui la révèlent en tant qu’artiste à part entière.
La sensibilité originale de Dora Maar, figure subversive du Paris des années 1930 avec ses chapeaux extravagants dessinés par Elsa Schiaparelli, s’accordait avec l’esprit surréaliste. Ses photomontages incarnent ce qu’André Breton, chef de file du mouvement, décrivit comme la « descente vertigineuse en nous […] la promenade perpétuelle en pleine zone interdite ». Son Portrait d’Ubu, photomontage troublant représentant un fœtus de tatou qui semble surgir de l’inconscient plutôt que du monde réel, devint une icône surréaliste. Il était accroché à l’entrée de la fameuse exposition d’objets surréalistes organisée en mai 1936 par le marchand d’art tribal Charles Ratton, qui faisait dialoguer des œuvres comme la machine à coudre enveloppée dans une couverture de Man Ray avec des masques d’Alaska et de Nouvelle‐Guinée. Un mois plus tard, il était exposé à côté d’œuvres de Salvador Dalí, Max Ernst et René Magritte à l’Exposition internationale du surréalisme aux New Burlington Galleries de Londres.
Dora Maar entretenait des liens étroits avec les surréalistes, qui admiraient sa rigueur intellectuelle tout autant que ses talents de photographe : « De Prague, les surréalistes vous adressent l’hommage de leur admiration et de leur affection (ici très grand succès) », lui écrivirent André Breton et Paul Éluard en visite dans la capitale tchèque à l’occasion d’une exposition. Son exemplaire du Second manifeste du surréalisme portait la dédicace suivante : « À TOI dans l’Amour où il n’a plus ni nuit ni jour. André [Breton] ». Ce dernier fit d’elle, en 1937, l’une des muses cachées derrière les lettres de l’enseigne de sa galerie surréaliste de la rue de Seine, Gradiva (le D correspondant à Dora). L’entrée de la galerie avait été dessinée par Marcel Duchamp, qui fit figurer dans la devanture l’ombre portée d’un homme et d’une femme enlacés, le nom de Gradiva faisant référence, comme l’expliqua Breton, à l’héroïne d’un roman de l’écrivain allemand Wilhelm Jensen qui attira l’attention de Sigmund Freud.
Libre-penseuse avec des tendances libertaires et une sensibilité de gauche, Dora Maar partageait les idées des surréalistes aussi bien sur la politique que sur l’art : « J’étais très à gauche à vingt-cinq ans […] mais je n’ai jamais appartenu au parti communiste », confia-t-elle dans une interview téléphonique à l’historienne de l’art espagnole Victoria Combalía publiée dans Artpress en 1995. Elle participait aux réunions politiques surréalistes du café de la place Blanche à Pigalle, et soutint différents manifestes comme L’Appel à la lutte de février 1934 ou le manifeste Contre-Attaque, qui protestait contre la montée du fascisme.
Breton fonda le groupe Contre-Attaque en 1935 avec son rival intellectuel, le philosophe et écrivain Georges Bataille. Rendu célèbre par Histoire de l’œil, considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature érotique, Bataille était un disciple autoproclamé du marquis de Sade. Il fut également pendant quelques mois, entre fin 1933 et début 1934, l’amant de Dora Maar, la préparant à sa rencontre avec Picasso qui, selon son biographe John Richardson, attendait de ses maîtresses qu’elles aient lu les œuvres de Sade.
Dora Maar, qui travaillait comme photographe professionnelle depuis 1931, s’ouvrit à de multiples influences, guidée par un sens artistique aussi rigoureux qu’original. Elle collabora d’abord avec Pierre Kéfer, un jeune décorateur qui s’était fait offrir par ses parents fortunés un luxueux studio photographique installé dans le jardin de leur maison à Neuilly. « [Kéfer] a eu l’intelligence de discerner que personne mieux que Dora Markovitch ne pouvait utiliser les lumières, les écrans et les jouets merveilleux dont il avait enrichi son palais », écrivait en 1934 le critique d’art Jacques Guenne dans la revue L’Art vivant. « Au centre du studio, une grande piscine, qui peut être alternativement remplie d’eau ou de sable, permet à Dora Markovitch et à M. Kéfer d’imaginer les décors les plus variés ».
Dora Maar compensait ses travaux de commande (des photographies de mode et publicitaires essentiellement) par des portraits, des photographies de rue et des œuvres plus personnelles. Le marché en plein essor, dans le Paris des années 1930, des magazines illustrés favorisa l’envol de sa carrière. « En hommage à Dora Maar qui a toutes les images dans son jeu », lui écrivit Paul Éluard en dédicace de son recueil de poèmes La Rose publique (1934). Les œuvres de Dora Maar ne sont pas sans évoquer celles de Man Ray, Raoul Ubac, Henri Cartier-Bresson ou du peintre Giorgio De Chirico. Cependant, sa vision singulière, alliée à sa maîtrise du cadrage, des gros plans, des plans obliques et des perspectives plongeantes, et à des techniques audacieuses, comme le grattage ou le brûlage occasionnel de négatifs, donne à son œuvre un caractère original. « [C’était] une photographe remarquable », déclara Cartier‐Bresson en 1994, ajoutant que son travail avait quelque chose « de saisissant et de mystérieux ».
C’est par l’intermédiaire de la publicité que Dora Maar s’essaya pour la première fois au photomontage surréaliste. Dans une réclame pour l’huile capillaire Pétrole Hahn, elle représenta un flot de cheveux blonds jaillissant d’un flacon ; dans une autre, un bateau miniature voguait le long d’une chevelure ondulée comme sur une mer agitée. La première de ces images fut reproduite dans la fameuse revue Arts et Métiers graphiques, fondée par Charles Peignot, qui sortait deux hors-séries annuels intitulés Publicité et Photographie. Au début des années 1930, à un moment où l’épicentre de la photographie européenne d’avant‐garde se déplaçait de Berlin vers Paris, les photographies de Dora Maar furent publiées dans l’un de ces numéros aux côtés de maîtres tels qu’André Kertész, László Moholy-Nagy, Albert Renger-Patsch et Germaine Krull.
Le photographe de mode Harry Meerson contribua à l’éclosion de la carrière de Dora, tout comme Emmanuel Sougez : « Je suis surtout redevable à Sougez… [il] a eu sur moi une influence déterminante, et c’était un excellent photographe », déclara-t-elle en 1995. Défenseur enthousiaste de la Neue Sachlichkeit (nouvelle objectivité) – style d’une grande sobriété qui émergea en Allemagne dans les années 1920 et connut son heure de gloire avec l’exposition Film und Foto organisée à Stuttgart en 1929 –, Sougez fonda en 1927 le service photographique de l’hebdomadaire L’Illustration. Les nus dépouillés mais sensuels de Dora Maar, soulignant les courbes du corps par des jeux d’ombre et de lumière, témoignent de l’influence de son mentor et l’éloignent de la tradition picturale et de la “mollesse” prévalant alors dans la photographie française. Son étude d’arums, formaliste mais d’une grande sensibilité, fait écho à l’œuvre de la moderniste californienne Imogen Cunningham. Dans une série de publicités pour des maillots de bain, Dora Maar associe en surimpression l’image d’un mannequin à celle d’une piscine, donnant l’impression que le modèle flotte au-dessus de l’eau dont la surface est brouillée par de multiples reflets – un des thèmes esthétiques du mouvement moderniste.
Comme Lee Miller à la fin des années 1920, Dora demanda à Man Ray de la prendre pour assistante. Cette fois-ci, Man Ray refusa, tout en proposant de lui donner quelques conseils. « Par la suite, je l’ai beaucoup mieux connu dans le cercle surréaliste », racontait-elle. Une photographie datant de 1935 la montre, à l’occasion d’un week‐end à Saint-Jean-aux-Bois, en compagnie d’André Breton et de son épouse Jacqueline Lamba (grande amie de Dora), et de Paul et Nusch Éluard. Sur ce cliché, la sociable Nusch joue aux cartes avec les autres tandis que Dora, toujours sérieuse et indépendante, lit un livre. Dora a su capter la beauté fragile de son amie Nusch dans une série envoûtante de portraits qui culmine avec Les années vous guettent, où elle a placé une toile d’araignée en surimpression sur le visage de la jeune femme.
Man Ray, qui, dans son autobiographie, décrit Dora comme « une belle fille et une photographe accomplie », la photographia l’année suivante. Il s’agit d’un portrait solarisé dans lequel il a inversé la hiérarchie des tons, cadrant son modèle de manière que son visage ovale soit peu éclairé, par contraste avec les ombres qui l’entourent. Peu de temps après, Picasso repéra ce portrait dans le studio de son ami. Captivé, il le supplia de le lui donner en échange d’une de ses gravures à l’eau-forte. « La relation [de Picasso] avec Dora était principalement fondée sur cette photographie. […] Elle était pour lui, avant tout, une photographe et une photographie », écrit la spécialiste de Picasso Anne Baldassari. « Ce sont tous des Picasso, pas un n’est Dora Maar », confia Dora à l’écrivain américain James Lord, lasse de l’image incontournable de « femme qui pleure » que son amant avait créée pour elle et dont la version la plus élaborée est aujourd’hui exposée à la Tate Modern de Londres.
Ceux qui ont aimé et compris Dora Maar ont su percevoir d’autres facettes de sa personnalité : têtue, sensible, drôle, passionnée en amour aussi bien qu’en politique ou en art. Brassaï, avec qui Dora Maar, au milieu des années 1930, partageait sa chambre noire à Montparnasse, décrit dans ses Mémoires, Conversations avec Picasso, « le visage grave, tendu de cette jeune fille aux yeux clairs, au regard attentif d’une fixité parfois inquiétante », tandis que Jean Cocteau évoque sa « bouche comme une fleur déchirée ». Un portrait de Dora Maar par Rogi André, photographe originaire de Hongrie et ex‐femme d’André Kertész, révèle sa beauté grave et sereine que Françoise Gilot et le critique d’art Pierre Cabanne évoquèrent tous deux.
« La chose la plus remarquable chez elle était son extraordinaire immobilité. […] J’ai été frappée par son intense regard vert bronze et ses mains fines aux longs doigts fuselés », écrivit Françoise Gilot dans son autobiographie, Vivre avec Picasso, en 1964. Bien qu’à la recherche d’aventures, elle avait également, selon Pierre Cabanne, un air distant qui décourageait la plupart des candidats potentiels.
Dora Maar travaillait comme photographe sur le tournage du Crime de M. Lange, de Jean Renoir quand, au début du mois de janvier 1936, Paul Éluard la présenta à Picasso à l’occasion d’une projection de presse. Elle était alors âgée de vingt-huit ans. Peu après, Picasso la repéra à une table des Deux Magots. Comme dans un jeu étrangement surréaliste, Dora retira ses gants noirs brodés de fleurs roses, puis planta un couteau acéré entre ses doigts jusqu’à ce que le sang perle. Fasciné, Picasso lui demanda de lui offrir ses gants, qu’il conserva ensuite dans une vitrine au milieu d’autres reliques.
Françoise Gilot raconte que Dora Maar invita sans tarder Picasso à poser pour elle. Bien que très occupé, il accepta. La séance de pose eut lieu dans le studio de Dora, 29, rue d’Astorg, adresse qui devait donner son nom à l’un de ses photomontages les plus connus de 1935 : une figurine de femme à la tête en forme d’os assise devant une perspective de galerie voûtée à l’architecture déformée. Les vingt-cinq portraits que Dora fit ce jour-là de Picasso, développés seulement en négatif, se révèlent plus respectueux que réellement pertinents – sauf celui dans lequel elle a gratté directement le négatif, créant un halo sombre et menaçant autour du visage de l’artiste. Séparé de son épouse, Olga Khokhlova, une ancienne danseuse des Ballets russes, Picasso venait à l’époque d’avoir un enfant avec sa maîtresse Marie-Thérèse Walter : « Dora se glissa dans sa vie comme à travers une fente étroite », écrit Pierre Cabanne. Anne Baldassari suggère quant à elle que le jeu périlleux de Dora Maar avec le couteau est un signe de son acceptation préalable des règles d’un affrontement qui allait se terminer pour elle en tragédie personnelle.
La capitulation de Dora devant le génie créateur tout-puissant de Picasso devait mettre un terme à sa carrière : après Guernica, sa dernière photographie publiée fut un portrait en couleur de Picasso qui fit la couverture du Time en 1939. « [Picasso] l’a poussée à peindre parce qu’il ne tolérait pas qu’elle le dépassât dans aucun domaine. Mais en même temps, il était tombé amoureux d’une photographe qui avait du talent », affirme Anne Baldassari. Une chose est sûre : Dora Maar ferma son studio de la rue d’Astorg, convertissant en atelier le salon de son appartement de la rue de Savoie. Une série de portraits réalisés par le photographe anglais Cecil Beaton en novembre 1944 la montre chez elle avec son amie Marie-Laure de Noailles, grande figure mondaine et mécène de l’avant-garde artistique. Sur l’un d’eux, Dora se tient de profil devant un autoportrait imitant la manière de Picasso, placé sur la cheminée en marbre à côté d’un escalier sculpté miniature et d’un miroir convexe. « Oui. J’y crois. Mon destin est magnifique quoi qu’il en semble », écrivit-elle sur un morceau de papier en 1946 – soit un an après que Picasso eut mis fin à la liaison dans laquelle ils étaient enlisés depuis neuf ans.
Quasiment détruite par cette rupture, Dora Maar retrouva lentement son impassible sérénité mais perdit son indépendance créatrice. Le critique d’art anglais John Russell, qui la fréquenta dans les années 1950, la décrit comme une femme de grande distinction et résolument secrète : « [Ses peintures] représentent incontestablement une vision solitaire du monde », écrivit-il en 1958 en avant‐propos de l’exposition de Dora Maar aux Leicester Galleries de Londres. Elle n’assista pas au vernissage. Autrefois femme du monde, elle renonça aux mondanités, refusant d’exploiter son statut d’ancienne muse et compagne de Picasso.
Une vingtaine d’années plus tard, en 1977, Lothar Schirmer, éditeur munichois de livres d’art et de photographie, repéra dans les hors-séries annuels sur la photographie et la publicité de la revue Arts et Métiers graphiques les images d’une grande force visuelle que Dora Maar avait publiées dans les années 1930. Impressionné, il lui écrivit pour lui demander l’autorisation de publier un album de ses photographies. Il essuya un refus cinglant. Le légendaire collectionneur de photographies américain Sam Wagstaff demanda lui aussi à Dora Maar la permission de reproduire une de ses images surréalistes dans un ouvrage sur sa collection : sa demande resta sans suite. Selon le collectionneur et historien de la photographie Christian Bouqueret, « [Dora Maar] reniait cette part de son travail ». « Elle ne veut voir personne, on la sait inaccessible », écrivit Victoria Combalía à la suite de son interview téléphonique de 1993, tout en notant qu’elle avait gardé sa voix magnifique, qui avait autrefois incité Marc Chagall à l’appeler « mon petit rossignol ».
Les photographies de Dora Maar datent d’une époque où le milieu de l’art avait le plus grand mépris pour ce médium, convaincu qu’il ne valait pas la peine de collectionner des œuvres reproductibles à l’infini. Mais à la fin des années 1980, certains musées portèrent un regard neuf sur les surréalistes, ce qui entraîna un nouvel intérêt pour son œuvre. Cinq ans après sa mort, en 2002, une exposition intitulée Dora Maar, Bataille, Picasso et les surréalistes organisée à Barcelone et à Marseille fit connaître ses photographies à un plus large public. En 2005, une exposition de grande envergure au musée Picasso intitulée Picasso-Dora Maar, qui présentait de nombreuses perles rares de Picasso qu’elle avait religieusement conservées dans son appartement, suivie en 2014 d’une rétrospective au Palazzo Fortuny à Venise, contribua à révéler l’étendue de son talent : ses expérimentations audacieuses dans la chambre noire ; les photographies de son amant interprétant des personnages mythologiques pendant leurs séjours dans le sud de la France ; ses images publicitaires ; et surtout, le mystérieux monde onirique surgi de ses créations personnelles, aujourd’hui considérées comme des chefs-d’œuvre de l’avant-garde surréaliste.
Louise Baring
Louise Baring est une auteure spécialisée en photographie. Elle vit et travaille à Londres, au Royaume Uni.
Dora Maar : Paris au temps de Man Ray, Cocteau et Picasso
Louise Baring
Publié par Rizzoli
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