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Best of Septembre 2019 : Don McCullin par Jean-Jacques Naudet

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Jeudi dernier chez Howard Greenberg s’est ouverte une exposition de Don McCullin. Donald est l’un des photographes qui m’a le plus impressionné. Il y a plus de 40 ans, pour Photo, j’avais passé 2  jours à Londres avec lui pour faire l’une de ses premieres interviews. La voici !

 

Liban : McCullin et la mort par Jean-Jacques Naudet

Un visage de môme facétieux, de voyou sympathique au cœur d’or, râleur et bagarreur : c’est la première impression que donne Donald McCullin.

Dans les couloirs du « Sunday Times », il se conduit comme un écolier, fait des niches, sautille, salue irrévérencieusement n’importe qui, taquine les secrétaires. A quarante-et-un ans, il en paraît à peine trente. Il est l’un des plus grands photographes de guerre, sinon le meilleur.

Et puis, il y a son second visage, celui qui est fait de silences, de pudeur, d’interrogations muettes. Fasciné par le pire, par la mort, par la bêtise humaine, il s’est mis en tête de les traquer quotidiennement. Il les a toujours rencontrés.

Les deux facettes du personnage sont vraies mais la première dissimule la seconde.

McCullin parle peu de lui-même et de son travail. A l’occasion de son reportage au Liban, il a pourtant accepté de parler de son métier, sans fard, sans emphase, sans fausse modestie surtout.

« Lorsque je suis arrivé, en avion au-dessus de Beyrouth, l’hôtel Holiday Inn était en flammes. Eh bien, Don, me suis-je dit, tu as bien fait de venir, tu vas avoir de quoi t’occuper. Cela fait un an que je me jure quotidiennement de ne plus aller vers une guerre quelconque, et à chaque fois, je cède.

La veille, le rédacteur du « Sunday Times » m’avait téléphoné : « Tu ne veux vraiment pas y aller, Don ? ». Je l’ai rappelé cinq minutes plus tard. Le visage de ma femme, assise à côté de moi, est devenu triste. Elle avait compris.

L’actualité me fascine. Chez moi, tout près de Londres, j’écoute tous les bulletins d’informations, je lis tous les journaux. Bref, je me suis retrouvé dans ce putain d’avion et quand j’ai vu la fumée qui montait de Beyrouth, j’ai su que j’avais eu raison, que j’avais pris la bonne décision.

A l’aéroport, un soldat libanais m’a demandé mon nom. « Pourquoi ? ai-je répondu. – Nous voulons être sûrs que vous arriverez à votre hôtel sans problèmes. On kidnappe des gens ici dans les rues. ». J’ai pris un taxi. Le chauffeur était nerveux, inquiet.

Pendant trente secondes, je me suis traité de con. « Il y a quatre heures, tu étais dans un merveilleux village anglais. Tu possèdes une jolie maison, tu as trois enfants et une femme que tu adores, et tu viens faire le pitre ici. »

Au premier coup de feu, le spleen a disparu. Quand je suis arrivé à l’hôtel, j’ai rencontré les correspondants de guerre habituels.

« McCullin est là, les enfants, c’est mauvais signe. » C’est une plaisanterie traditionnelle, mais c’est pourtant vrai que j’arrive quand tout va mal !

Quand je vais quelque part, c’est qu’il y a des choses pas très belles qui s’y passent. Je ne m’y rends pas par plaisir, pour « voir du pays » mais pour montrer, pour témoigner.

Au début, oui, cela m’excitait, maintenant c’est fini.

La souffrance, la misère qu’apportent les guerres cessent très vite d’être excitantes. Les guerres détruisent tout.

Je les ai toutes couvertes depuis douze ans : Vietnam, Cambodge, Biafra, Congo, Angola, Israël, Chypre, etc.

Souvent même, j’y suis retourné plusieurs fois. Je ne plaisante pas mais je veux être le meilleur de mes confrères. Je n’y vais pas pour enregistrer un cliché à sensation, mais pour fixer des images de ces gens, de ces êtres humains pris dans les circonstances les plus tragiques. Je suis naïf.

Quand je rapporte mes photos en Angleterre et qu’elles sont publiées, je voudrais dire à mes concitoyens :  « Vous qui avez une vie facile, regardez bien cela. Cet homme est noir, arabe, jaune ou juif, mais c’est votre frère et voyez ce qu’il subit. »

Quand je suis revenu du Biafra, j’avais la nausée au souvenir des gosses qui mourraient de faim. Je ne supportais plus de voir mes trois mômes laisser quelque chose dans leur assiette. « Vous devez tout finir », ordonnais-je ! Bien sûr, j’avais tort. Ils ne comprenaient pas.

Je fais toujours cette erreur, j’essaie d’imposer, de montrer à tout prix les clichés les plus horribles. C’est idiot.

Les gens refusent de les voir et les rejettent, malgré eux parfois.

La photographie, c’est une communication entre les êtres, un témoignage offert, pas un coup de force.

Douze ans de guerre, de toutes les guerres, j’ai gaspillé mon temps.

Au fil des années, chaque guerre civile ou guérilla devient plus atroce encore que la précédente. Je me prépare une sinistre vieillesse…

Enfin, revenons-en à Beyrouth.

Aux correspondants sur place, j’ai demandé un résumé de la situation.

Quand j’arrive sur un champ de bataille, je me comporte un peu comme le baigneur qui s’apprête à plonger. Je me déshabille et je me mouille. Alors, mieux savoir comment est l’eau, s’il y a du courant…

J’aime avoir un panorama complet de ce qui se passe (lignes de fronts, forces en présence, endroits stratégiques). Je suis un professionnel et je dois le rester pour m’en sortir, pour survivre.

Sur chaque conflit, en général, nous sommes cent cinquante.

Toujours les mêmes, les routiers de l’horreur. Pour moi, ils sont comme un récit à éviter. Je veux être seul, flotter, voguer loin d’eux. Je déteste être accompagné. Je n’ai besoin de personne. Je veux éviter les réflexions ou les considérations d’autrui. Les miennes me suffisent amplement. Etre le témoin, le voyeur d’un homme en train d’agoniser, c’est suffisamment honteux comme cela. Evitons le public. Si j’étais véritablement logique avec moi-même, je serais médecin, infirmier, mais sûrement pas photographe.

A Beyrouth, après avoir eu un résumé de la situation, je suis parti seul. J’ai dit à un confrère : « Si dans cinq jours, je ne suis pas revenu, commence à t’inquiéter. »

Je suis allé voir les soldats des phalanges et milices chrétiennes. « Puis-je dormir et rester avec vous quelque temps ? » Ils m’ont laissé attendre pendant cinq heures. Je n’ai pas bougé d’un pouce. Je suis très fort à ce jeu-là. Je peux attendre plus longtemps que n’importe qui. Deux jours, trois jours s’il le faut et sans m’impatienter. Ils m’ont offert du café et des gâteaux. Je les ai remerciés.

La politesse aide en photographie.

Je n’aime pas les gueulards, les insatisfaits.

J’ai toujours obtenu ce que je voulais dans ce monde. Pas à coups de pieds ou d’épaule, mais avec mon cerveau et mon cœur. C’est peut-être une séduction de vieille putain mais cela marche.

Cinq heures plus tard, ils m’ont donné leur accord : «  Ce soir, vous pouvez aller à l’Holiday Inn » C’était alors leur quartier général.

Le soir donc, accompagné de dis soldats, je suis parti. En traversant la rue, en face de l’hôtel, ils se sont retournés vers mois : « ça va mitrailler. Vous avez peur ? – Non, ai-je répondu. »

Nous avons couru, les balles sifflaient. Encore une fois, je me suis dit que j’étais con, puis cela est passé.

Quand nous sommes entrés dans l’hôtel, il commençait à brûler. A cause des combats, on ne pouvait aller dans les chambres, il fallait rester dans les couloirs. « Hé toi, tu veux une coupe de champagne ? » m’a lancé un gros homme à moustache. Il s’appelait Georges. Il était gangster et portait un immense couteau. Son homme de main jouait du cor de chasse aux fenêtres pour impressionner les Arabes qui attaquaient l’hôtel. Nous étions dans un film de Fellini.

Une fille très belle qui ressemblait à Maria Schneider et qui s’appelait Jocelyne s’est assise à côté de moi. On a discuté une partie de la nuit. Au petit matin, je suis retourné au quartier général des phalangistes. Obus, fusées, balles, mortiers éclataient de partout. Je n’avais pas peur. Je n’avais plus peur.

C’était la première fois depuis plus de deux ans, depuis que j’avais été blessé en embuscade au Cambodge.

Au quartier général, des soldats m’ont dit : « Venez avec nous, on va attaquer un quartier arabe ». A l’entrée d’une maison, un militaire a attiré un petit chat, l’a décapité, lui a coupé les pattes et l’a cloué sur un poteau électrique. Sale con ! Il m’a demandé ce que je pensais de son acte. Je lui ai répondu : « Je n’aime pas – Vous allez voir une grande bataille maintenant. Cela peut être dangereux, il est encore temps de partir. – Je suis venu pour cela. » Mais je pensais : « Coco, tu as une grande gueule mais tu meurs de trouille. J’ai sans doute vu plus de cadavres et de blessés que tu ne feras de dîners dans toute ta vie et je sais que tu as peur. »

La bataille a commencé. Pendant que je photographiais, je pensais à mes poules. Je les adore. Tous les matins, je vais chercher les œufs et leur donne à manger. Je jardine, aussi.

Les balles ricochaient sur les murs. Au bout d’un moment, je me suis levé. « Tu as peur, Don ? – Non. » J’ai continué, je me sentais très bien. J’ai dormi, le soir, à la morgue. Il y régnait une odeur étrange, renforcée par la chaleur moite, humide. Au matin, un phalangiste m’a offert à manger. J’ai toujours faim, à la guerre, faim et envie d’uriner. Les nerfs peut-être. En plein combat j’urine au moins quinze fois par jour.

A onze heures, le quartier arabe était pris. Les cadavres s’amoncelaient. Des femmes et des enfants criaient dans une maison voisine. Soudain, deux phalangistes les ont abattus. Je me suis retiré avec un haut le cœur. Un peu plus loin, un soldat m’a arrêté : « Si tu photographies cette scène, je te tue. » J’ai dit OK. J’avais déjà les images.

Une fois, j’étais avec Gilles Caron au Biafra. Nous suivions un commando chargé d’attaquer une garnison fédérale. Son chef était un personnage immonde, nommé Hannibal.

A la fin de l’offensive, il a ordonné de tuer tous les prisonniers qui pleuraient. Gilles et moi, nous nous sommes regardés sans rien dire. Toute la journée, nous avons marché en silence, sans échanger un seul mot. Au petit matin, Gilles n’a eu qu’une phrase. « Tu sais, je hais cette ordure… »

Quand j’ai vu cette même scène au Liban, j’ai repensé à ce qu’avait dit Gilles. Comme d’habitude, je n’ai pas fait un geste. Le spectacle était horrible. Toute la journée, les phalanges chrétiennes ont mitraillé les bidonvilles palestiniens. Les soldats séparaient les hommes des femmes et les parquaient dans un coin. Sans être très pessimiste, il ‘était facile d’imaginer le sort qui les attendait. Puis je suis sorti vers les quartiers arabes. A un poste de contrôle palestinien, j’ai commis une énorme gaffe. J’ai présenté le laisser-passer des phalangistes et non ma carte de presse. Les soldats sont devenus fous de rage. « C’est un espion chrétien, criaient-ils. Abattez-le immédiatement ! » Je devenais nerveux. Un officier supérieur est arrivé, plus compréhensif. Je me suis expliqué. « Evitez une telle erreur à l’avenir car la prochaine fois… », a-t-il conclu simplement. Sur le front des combats, les Musulmans n’acceptaient pas les journalistes ni les photographes. Je suis passé par des petites ruelles que je connaissais.

Les troupes de la phalange semblaient avoir été prises de folie. Tous les non-chrétiens avaient été abattus. Des monceaux de cadavres jonchaient les rues. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. Habituellement, à la guerre, on trouve des cadavres de-ci delà. Ici, c’étaient des groupes entiers fauchés à la mitraillette. Je me croyais au massacre de la Saint Valentin à Chicago.

Un phalangiste s’est approché, je l’avais rencontré la veille à l’Holiday Inn. « Hello ! Don, vous voulez des chocolats ? Venez dans cette boutique, elle est à nous dorénavant. – Non, je n’aime pas le chocolat. » En fait, c’est faux, je raffole de sucreries. Mais le côté pillard de cette démarche me hérissait. Je suis un mercenaire, dans un certain sens, mais pas un détrousseur de cadavres.

Je m’explique. Quand quelqu’un me dit «  On se bat là-bas », je veux être le premier arrivé. Je ferai tout pour cela, je bousculerais mes confrères s’il le fallait. Mais je m’impose certaines lois. Je ne suis pas intéressé par le profit, seule la photographie compte. Certains ici, en Angleterre, affirment que je gagne de l’argent en couvrant la guerre. C’est faux. Il est nécessaire de montrer ces atrocités et ce n’est pas une source de profit.

Vous connaissez des photographes de guerre riches ? Moi pas.

Je respecte les règles. Je ne vole pas, je ne pille pas, je ne provoque pas l’évènement.

Je suis le passant, le témoin, c’est tout.

Cette proposition de me remplir les poches de chocolats était pire que saugrenue : insultante.De l’autre côté de la rue, des soldats torturaient des prisonniers. L’un deux avait la pointe d’un couteau sur la gorge. « Tu n’es pas un homme, tu as quatre filles et pas de fils. Comment veux-tu être un homme, si tu n’as pas de fils ? » Le prisonnier terrorisé acquiesçait.

J’ai continué à suivre les phalanges chrétiennes. Les soldats, partout dans le monde, ont le même comportement. Ils adorent que vous soyez là quand la bataille fait rage, ils pensent que vous allez fuir. Si vous restez, ils vous adoptent d’emblée, vous offrent de partager leur nourriture ou leur boisson. Une fois, après une journée de combats au Vietnam, un soldat américain s’est tourné vers moi : « Tiens, vous êtes encore là, vous ? Vous avez quelque chose à manger ? – Non. » Alors, il m’a préparé un véritable repas de fête avec un nombre incroyable de rations militaires pour nous deux. Quand on m’offre à manger, j’accepte toujours, même si mon sac est bourré de provisions. J’ai toujours eu peur d’avoir faim. Quand je suis au combat, je dois manger, sinon je perds mon sang-froid.

Quand je suis arrivé au Vietnam, pendant l’offensive du Tet, je n’avais absolument rien avec moi, ni couverture, ni vêtements, rien. J’ai tout pris dans les dépôts des soldats blessés : casque, couverture, veste, gilet, gourde. Parfois, les vêtements étaient tachés de sang mais cela ne m’effraie pas. Je ne suis pas fétichiste.

Quand vous entrez dans l’arène de la mort, votre moralité, votre éthique professionnelle, votre personnalité doivent se taire. Les seuls fois où je me sens honteux, c’est quand je ne secours pas un blessé qui est tombé à côté de moi.

Au Biafra, avec Caron, c’est arrivé souvent. Il nous était impossible de porter un homme durant vingt-cinq kilomètres dans la jungle et les marais. Dès qu’un homme tombait, il était fini et il le savait.

Les Fédéraux étaient à nos trousses et nous le laissions seul.

Cela, j’ai du mal à le supporter, mais enfin, il faut jouer le jeu jusqu’au bout. Ce n’est pas la peine, quand on est gladiateur, de sauter dans le cirque pour implorer l’autorisation d’e sortir dix minutes plus tard. Quand on a peur d’être mangé par les lions, on reste chez soi.

Moi, je n’ai qu’une obsession : rester en vie.

Depuis douze ans, j’apprends toutes les ficelles nécessaires à cet effet. J’ai commencé à Chypre, en 1964. C’était ma première chance. Orgueilleux et arrogant comme un débutant, je croyais être l’élu, le seul capable de réaliser le reportage, car je n’avais pas peur. C’est au Cambodge que pour la première fois j’ai rencontré la peur. Je suivais une patrouille d’avant-garde de soldats américains. L’officier m’avait déconseillé d’y aller, j’avais passé outre. Un kilomètre plus tard, c’était l’embuscade. Les hommes tombaient, morts ou blessés. Je plongeai dans l’eau jusqu’au cou. Une balle frappa le Nikon que je tenais à la main (je l’ai conservée comme trophée). J’étais paralysé par la peur. Immobile, je ne savais que faire. J’ai commencé à ramper dans la boue, sur le dos, pour ne pas mouiller mes autres appareils. Deux cadavres de Vietcongs morts sont passés au fil de l’eau à proximité. J’ai rampé sur 200 mètres : c’est long, très long. Je priais Dieu, je pensais à ma famille. Quand j’ai cru être hors de portée des balles, je suis sorti de l’eau boueuse et me suis mis à courir. Tu parles ! Les balles se sont mises à siffler. J’employais toute mon énergie à courir et je n’avais pas l’impression d’avancer. Mes jambes étaient de plomb, comme dans un mauvais rêve. Quand j’ai rejoint les hommes de la troupe, je me suis tu pendant un quart d’heure. Narquois, l’officier me regardait. J’ai essayé de sourire. Il avait eu foutrement raison !

Une heure plus tard, ils sont repartis à l’attaque, je suis allé avec eux. Question de défi, sans doute. C’était excitant. D’accord, c’est dégueulasse de parler ainsi, mais c’est vrai. Il y a une certaine schizophrénie du pari, de l’aventure. J’avais à peine fait cent mètres que la peur m’a repris. J’étais paralysé, allongé sur le sol, bouffant de la terre. «  Allez-vous faire foutre ! », lançais-je aux soldats qui voulaient me relever.  Enfin, je me suis repris.

Ce jour-là, j’ai eu peur ; et une semaine plus tard, j’ai été blessé aux jambes au cours d’une embuscade. La même chose est arrivée à Phillip Jones Griffiths sur le Golan. J’ai mis deux ans à récupérer. Deux années de nuits de cauchemars où, seconde par seconde, je revivais cette même scène. Aujourd’hui, cela va mieux et je continue à photographier des cadavres. J’ai dit, un jour, que chaque fois que je verrais un soldat ou un civil mort, je serais son porte-parole. Ce n’est pas du messianisme stupide. C’est un refus. Je veux pouvoir hurler à chaque fois : « Regardez ce que vous lui avez fait ! Vous n’aviez pas le droit ! » Cela n’a rien à voir avec de la bonne conscience. Je ne veux pas être le moralisateur de l’humanité. Soljenytsine le fait pour nous, et il est nettement meilleur que moi. C’est un grand bonhomme, ce monsieur. Je partage entièrement son point de vue des choses. Lui, c’est un intellectuel, moi je suis un accident. Je n’avais aucune intention de devenir photographe. Ce fut le hasard. J’avais un appareil et un jour j’ai photographié une bagarre de gangsters, à Londres, au cours de laquelle un policier fut tué. Du jour au lendemain, j’ai été promu photographe. En fait, je n’étais rien du tout. Alors j’ai appris.

En regardant dans l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson, d’Eugène Smith, d’Atget et de Stieglitz. J’ai un cerveau d’ordinateur. C’est la seule chose que j’aie vraiment de bien. J’ai une mémoire visuelle d’éléphant. J’oublie immédiatement le scénario d’un film, le sujet d’un roman, mais jamais une image. Toutes celles que j’ai vues, ne serait-ce qu’une seule fois, sont définitivement enregistrées dans ma mémoire.

A quinze ans, on m’a jeté de l’école pour incapacité. J’avais un mal fou à lire, à retenir un texte, à apprendre une leçon. Je me suis retrouvé à travailler aux chemins de fer. Mais, une image, je ne l’oublie jamais. Aujourd’hui, tout cela est devenu un peu trop systématique. J’éprouve le besoin de changer, sinon mes photos seront complètement dépassées. C’est pour cela que je travaille à un livre sur l’Angleterre. Pour retrouver une nouvelle vision, une nouvelle approche.

Je ne suis pas fasciné par la mort, contrairement à ce que l’on affirme. Ou du moins, je ne le suis plus. La mort est trop ennuyeuse. C’est la fin du chemin, l’au revoir définitif. C’est sinistre. Je ne deviens pas petit bourgeois, mais je commence à aimer me retrouver avec ma femme et mes enfants et boire une bouteille de vin. J’aime aujourd’hui les lits douillets et confortables. Autrefois, je rêvais de me réveiller en pleine jungle. J’ai essayé. C’est horrible et pas romantique du tout. J’ai rêvé de dormir dans le désert. C’est très inconfortable. J’ai couvert toutes les guerres de cette dernière décennie.

Mon rêve de môme c’était de marcher sur la Grande Muraille de Chine. Cela aussi, je l’ai fait.

A quatorze ans, quand mon père est mort, j’étais très malheureux. Je n’avais aucun avenir. Je voulais devenir quelqu’un, ne serait-ce que pour lui. Je n’avais reçu aucune éducation, aucune instruction et j’étais sans enfant.

Aujourd’hui, j’ai une formidable famille, une maison, j’ai publié un livre, quelques personnes connaissent mon nom et je suis encore vivant.

J’aime cette destinée. Il y a deux côtés de moi. L’un, sage et raisonnable, me dit de rester chez moi avec ma famille ; l’autre, fou, stupide, me force à partir au Liban. Tant que le premier n’aura pas terrassé le second, il en sera ainsi. Il me faut peut-être une autre grande peur, une autre blessure.

Au Vietnam, quand je suis tombé dans l’embuscade, j’ai cru être touché au sexe. Mon bas ventre était couvert de sang. J’étais terrifié. Quand j’ai enlevé mon pantalon et vu que mon sexe était sain et sauf, j’ai éclaté de rire, heureux. Je crois que je suis chanceux.

Les gens pensent qu’un jour je serai tué. En attendant, je suis toujours là.

A chaque fois que j’arrive quelque part, il y a toujours un confrère qui me photographie. Chacun d’eux est persuadé que cela sera mon dernier portrait. Ce qui terrifie le plus, dans une guerre, ce sont les mines. Elles sont la mort invisible, imprévisible, inévitable.

Au Cambodge, j’ai vu des soldats sauter sur des mines. Les corps sont déchiquetés. Ce fut une sale guerre, celle du Cambodge. Une nuit, j’ai vu un bébé de deux ans amputé dans un hôpital. L’homme qui lui coupait le bras avec une scie n’était même pas médecin. Continuerai-je encore longtemps ? Je ne sais pas. Je me fais vieux. Je veux arriver à être le meilleur photographe de guerre, comme on est le meilleur acteur. Je rate beaucoup de choses. Mon esprit est rapide, mon corps l’est moins, mais je veux continuer à montrer, à témoigner. Je me moque du jugement d’autrui. A la moindre critique, je fais comme l’autruche. Je plonge la tête dans le sable. La solitude m’effraie aujourd’hui.

Un photographe est souvent seul. Combien de fois me suis-je retrouvé seul dans un lit d’hôtel, seul au petit déjeuner, seul aux repas ? Souvent, je me promène des nuits entières pour tuer le temps. Le jour, la solitude disparait. Il faut travailler. Que vais-je devenir ? Je ne sais pas.

J’en ai marre d’être arrêté aux contrôles, aux barrages, d’être fouillé pour un oui, pour un non. J’ai une gueule à avoir des emmerdements.

Même ici, en Angleterre, à l’aéroport, je suis toujours fouillé. Quand je vais à ma banque, la même depuis six ans, l’employé vérifie systématiquement que mon chèque n’est pas volé. J’en ai fait la réflexion au directeur l’autre jour. Froidement, il m’a répondu : «  Vous êtes trop émotif, M. McCullin. ».

J’ai toujours mille problèmes avec les flics londoniens. Hier, j’ai été arrêté par un policier en civil. « Que faites-vous ? Pourquoi regardez-vous dans les voitures en stationnement ? – Cela ne vous regarde pas. » L’histoire s’est terminée au commissariat. C’est ma gueule, je ne peux pas la changer.

Mes enfants ne me ressemblent pas du tout. Ils ont des visages d’anges, comme ma femme. Ils croient que je suis Dieu.

Quand je suis à la maison, ils sont aux petits soins pour moi. J’essaie de créer un certain climat de décontraction, de dérision. S’il m’arrivait quelque chose, ils seraient bouleversés et ressembleraient alors à des gens que j’ai photographiés mille fois. J’ai dit à ma femme : « Si quelque chose m’arrive, ne sois pas triste, ne sois pas malheureuse. Avec l’argent que je laisse, prends du bon temps avec les enfants, mais surtout ne donne jamais mes négatifs à personne.

« C’est ma philosophie. Bonne ? Mauvaise ? C’est la mienne… ».

(Propos recueillis par Jean-Jacques Naudet)

Je remercie Pierre Gouzou , un lecteurqui m’a envoye ce texte alors que je n’avais plus l’exemplaire de Photo.

 

Don McCullin

September 11 – November 16, 2019

Howard Greenberg Gallery

41 East 57th Street, Suite 1406, New York

www.howardgreenberg.com

 

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