Mercredi 4 avril 2018, le photographe franco-suisse Bruno Barbey a été intronisé à l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France dans la section consacrée à la photographie (créée en 2005), rejoignant ainsi Sebastião Salgado, installé depuis décembre dernier. L’Œil de la Photographie publie aujourd’hui son discours, dans lequel il rend notamment hommage à Jean-Luc Monterosso, l’historique directeur de la Maison Européenne de la Photographie.
Nous étions, il y a quelques minutes, dans un lacis de ruelles inondées de soleil dans la médina de Fès, immobile, immortelle… Nous voici maintenant sous la coupole de l’Institut, au cœur d’un des quartiers de Paris les plus chargés d’histoire, photographié des dizaines de milliers de fois.
C’est pour moi un honneur, auquel je suis particulièrement sensible, d’être accueilli dans cette enceinte prestigieuse, et d’y être accueilli par vous, cher Alain-Charles Perrot, qui avez su, avec tant d’amicale bienveillance, de justesse et de délicatesse, rappeler mes origines, expliquer mon itinéraire, et mettre l’accent sur ce qui, à vos yeux, constitue la singularité de mon travail.
Votre jugement me touche d’autant plus, qu’il s’est formé au cours de nos rencontres dans l’antique maison de pêcheur que vous avez restaurée dans le cap Corse à quelques dizaines de kilomètres de Calvi.
Calvi, où, chaque fois que j’en ai la possibilité, je viens avec ma femme Caroline séjourner le plus longtemps possible sur le bord de mer qui est devenu ma seconde patrie et où je peux me livrer à mon divertissement préféré : la chasse sous-marine.
Je dois préciser que j’ai toujours strictement séparé mes activités de loisir de mon activité professionnelle. Je n’ai jamais pris de photos sous-marines, bien que j’incline à penser qu’il existe une parenté secrète entre la chasse sous-marine et la photographie, comme la langue française nous invite à le croire, puisqu’on prend un poisson comme on prend une photo.
Cet attachement partagé à la Corse, cette île que les Grecs, appelaient Kalliste la plus belle, ajoute au plaisir de vous écouter et rend plus léger le devoir de vous répondre.
Il y a près de deux siècles, l’année de la création de l’Académie des beaux-arts, Niepce obtenait au fond d’une chambre noire ces traces du réel, ses premières rétines, comme il nommait ses feuilles de papier sensibilisées au bitume de Judée. Il pouvait, quelques années plus tard, annoncer le résultat de son invention, à laquelle il donnait le beau nom d’héliographie que les hellénistes de ce temps-là reconnaissaient comme l’écriture par le soleil; mais la photographie n’est entrée dans les préoccupations officielles du ministère de la Culture qui avait succédé au Ministère des Beaux-Arts qu’en 1975 ; ma sœur, Adélaïde qui avait fait partie du cabinet de Michel Guy, me l’a rappelé.
A la même époque, dans les années 1970, à la suite des « Rencontres d’Arles » fondées par Lucien Clergue et que Jean Noël Jeanneney a présidées pendant des années, des galeries spécifiquement dédiées à la photographie se sont ouvertes, des festivals ont été organisés dans de nombreuses villes. Pourtant, il a fallu deux siècles pour que la photographie soit reconnue comme un des beaux-arts, alors que le cinéma, son cadet de trois quarts de siècle, était couramment qualifié de septième art, dès la première moitié du XXème siècle.
Comme les autres arts, la photographie a connu des révolutions, mais les progrès continus des techniques y ont joué un rôle beaucoup plus important.
Lorsque j’ai débuté dans mon métier, l’argentique était encore en usage et, bien entendu le numérique non seulement n’existait pas, mais était inconcevable. Le progrès des différentes techniques utilisées par la photo ont eu notamment pour conséquence de mettre un appareil photo entre les mains d’un très grand nombre d’utilisateurs.
L’amélioration constante de la qualité technique des prises de vue, indépendamment de la compétence de l’utilisateur, s’est traduite par la prise de milliards de photos que presque personne ne regarde et qui finissent oubliées et abandonnées comme les emballages en plastique dans l’océan Pacifique.
« Trop de photos tuent la photo » titrait le mois dernier le journal « Le Monde », exprimant dans un raccourci saisissant le sentiment d’agression qui naît de la multiplication démesurée des photos dans l’espace public des grandes villes.
Il n’échappera cependant à personne que si la photographie a été élevée au rang des beaux- arts, ce n’est pas parce qu’elle a connu une extension sans fin, c’est parce qu’elle peut exprimer à travers l’infinie diversité des représentations du monde une unité et une singularité, dont on reconnaît immédiatement l’auteur, comme on identifie un compositeur dès les premières mesures d’un concerto, d’un quatuor ou d’une sonate.
Déjà au milieu du XIXème siècle, Walter Benjamin décrivait la dégénérescence de la photo : « Au moment même où il fut donné à Daguerre de fixer les images de la « camera obscura », le technicien congédia le peintre. Pourtant, la véritable proie de la photographie ne fut pas la peinture de paysage, mais le portrait en miniature. Le phénomène se développa si vite que, dès 1840, la majorité des innombrables peintres miniaturistes devinrent – d’abord accessoirement et bientôt exclusivement – photographes professionnels.
Mais finalement, des commerçants issus de tous les métiers se jetèrent sur le statut de photographe professionnel et, dès lors que se généralisa la retouche sur négatif – procédé par lequel le mauvais peintre se vengeait sur la photographie -, on assista à un brusque déclin du goût. C’était l’époque où les albums de photographies commençaient à se remplir. On les trouvait de préférence aux endroits les plus glacés de la maison, posés sur la console ou le guéridon de la chambre d’amis : reliés de cuir noir avec d’horribles fermoirs en métal et des pages dorées sur tranches épaisse comme le doigt, où étaient distribuées des figures drapées ou fagotées comme des bouffons. »
Le portrait de Kafka enfant est sans doute l’une des illustrations les plus emblématiques de ce dévoiement de la photographie.
La disparition du monde dans lequel je suis né, les révolutions successives auxquelles j’ai assisté n’ont pas entamé les sentiments profonds qui m’attachent depuis un demi-siècle à mon métier qui demeure encore aujourd’hui une vocation, comme l’a si bien exprimé Alain- Charles Perrot.
La consécration que représente mon entrée solennelle dans notre compagnie me conduit à m’interroger sur le sens de cette vocation, que nous tous académiciens partageons, mais que chacun de nous, j’en suis conscient, vit d’une manière personnelle.
Je ne pense pas m’attirer l’opprobre de mes collègues compositeurs, peintres, sculpteurs, architectes, graveurs ou réalisateurs, en affirmant que la photographie est le seul des beaux- arts dont le champ d’application s’étend à l’univers tout entier, des galaxies au fond des océans.
Il est aussi le seul, tel que je l’ai pratiqué avec quelques-uns de mes confrères, qui exige un engagement total et l’acceptation de la mise en jeu de l’existence.
Mais je ne voudrais pas ne retenir que la face sombre de la photographie. Cet engagement total je l’ai accepté ; je l’ai assumé mais je n’aurais certainement pu m’y tenir pendant d’aussi longues années, sans traverser de douloureuses et sans doute fatales périodes de découragement, et surmonter tout ce qui menace l’exercice solitaire d’une discipline exigeante et aléatoire, si je n’avais pas eu à côté de moi la compagne de ma vie, ma femme Caroline, qui m’a soutenu dans les moments les plus difficiles, et a partagé mes espoirs et mes craintes.
Caroline a été aussi un observateur attentif et un critique vigilant de mes projets et de mes travaux dont elle a enregistré une grande partie dans une série de films, témoins précieux de notre collaboration, qui sont une minutieuse analyse de la face cachée de mon travail et une partie irremplaçable de ma mémoire.
Je citerais en particulier le travail qu’elle a réalisé en Pologne où nous avons vécu pendant plus d’un an en mobile home, et où elle a réalisé un film pour la télévision intitulé Le pouvoir et la croix ; alors que de mon côté je préparais avec Bernard Guetta un livre sur ce pays alors en proie aux premiers ébranlements de la forteresse soviétique.
Si la photographie a conquis ses lettres de noblesse et une place éminente dans la cité, c’est aussi parce qu’elle a eu ses croyants, ses fidèles. Ils ont été et sont nombreux.
Je choisis de rendre aujourd’hui un hommage particulier en mon nom et au nom de mes collègues qui les ont connus à deux de ces pionniers qui, par leur compétence et leur détermination ont contribué à imposer la photo dans la cité.
Tout d’abord à Jean-Luc Monterosso que j’ai le plaisir de remercier de vive voix, puisqu’il est parmi nous aujourd’hui ; il a créé et dirigé depuis 1992 l’institution universellement reconnue qu’est la Maison européenne de la photographie, émanation de l’association « Paris Audiovisuel » créée en 1978, sous la présidence d’Henry Chapier et aujourd’hui Jean François Dubos. Par ses acquisitions et ses expositions, cette Maison que le grand public n’a pas tardé à nommer familièrement la MEP, contribue depuis un quart de siècle à promouvoir la photographie dans tous ses états, tendances et courants.
Il a aussi été le créateur dès 1980 de la biennale du Mois de la Photo à Paris, initiative particulièrement féconde qui a été reprise par de nombreuses capitales et mégalopoles à travers le monde, et il a aussi récemment accueilli ma rétrospective « Passages », qui est en quelque sorte l’illustration de ce que vous avez bien voulu rappeler, cher Alain Charles.
Je voudrais aussi rendre un hommage particulier à Robert Delpire, qui nous a quittés l’automne dernier.
Publicitaire, éditeur, producteur de films et directeur de musée, Robert Delpire avait pris le temps d’examiner les tirages de mes photographies d’Italie. La photographie d’auteur, qui était encore loin de connaître une audience auprès du grand public, le passionnait.
Il venait de publier le livre Les Américains de Robert Frank et préparait Les Allemands avec René Burri, mes photographies feraient la matière d’un troisième titre tout trouvé, Les Italiens.
Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises autour de la maquette de l’ouvrage, j’avais une vingtaine d’années, il avait un œil très sûr, ses commentaires m’éclairaient.
Il venait de produire un long métrage de William Klein, Qui êtes-vous Polly Magoo ? Ce film qui avait connu à sa sortie une audience confidentielle et conduit les éditions Delpire à renoncer à certaines réalisations, est devenu un film culte du cinéma d’art et d’essai.
J’ai plaisir à rendre hommage aujourd’hui à son esprit d’invention qui a contribué à faire connaître et aimer la photographie par un large public, notamment à travers la collection Photopoche, anthologie de précieuses petites monographies.
C’est aussi grâce à lui qu’a commencé mon aventure au sein de Magnum Photos, il a signalé mon travail sur l’Italie aux deux photographes parisiens de l’époque, Henri-Cartier Bresson et Marc Riboud.
Enfin je ne voudrais pas terminer ces hommages sans citer Edmonde Charles Roux, rédactrice en chef de l’édition française de Vogue, que la culture, l’aventure d’esprit et la curiosité avaient amenée à consacrer la moitié des pages de son magazine à l’actualité culturelle et à passer des commandes dont j’ai été en particulier le bénéficiaire.
Enfin, si la photo peut exprimer, instantanément, par sa composition ou sa mise en scène une émotion et la compréhension d’un événement, avec une puissance qu’aucune description littéraire ne peut égaler, elle peut aussi harmonieusement accompagner des textes ou des poèmes.
J’ai beaucoup parlé du passé ; c’est la loi du genre ; cependant je ne voudrais pas terminer ce discours sans me tourner vers l’avenir. Avec Yann Arthus Bertrand, Sebastião Salgado et Jean Gaumy ainsi que Bernard Perrine et Agnès de Gouvion Saint Cyr, nous avons d’ores et déjà engagé des actions pour encourager et aider la photographie en créant un nouveau grand prix destiné à la photographie documentaire à la suite du prix Marc Ladreit de Lacharrière – Académie des beaux-arts.
Enfin je voudrais remercier tous ceux qui pendant de longues années m’ont apporté leur soutien et ont accepté les sacrifices qu’implique ce métier.
En premier lieu ma femme Caroline mes enfants et leurs conjoints, mes frères et sœurs et tous mes proches qui m’ont toujours témoigné une grande indulgence et m’ont entouré de leur affection.
Un remerciement ému à Gérard Caussé pour sa brillante interprétation des préludes de Bach sous cette noble coupole.
Bruno Barbey
Bruno Barbey est un photographe membre de l’agence Magnum depuis 1966 et auteur de nombreux reportages à travers le monde et de nombreux livres, notamment sur le continent africain.