Il est 15 heures ce mardi 11 septembre 2001, j’ai demandé un café serré et l’addition, le déjeuner se termine. Match est bouclé depuis 3 heures…
Mon téléphone vibre sur la table… C’est Guillaume Clavières, mon adjoint, qui m’appelle…
« Un avion s’est écrasé sur l’une des twin towers, me dit-il »
« Un avion ?… quel genre ? »
« On ne sait pas… la dépêche AFP vient de tomber »
« J’arrive… »
Quinze minutes de scooter et une gitane plus tard, je découvre une rédaction agglutinée par petits groupes devant les téléviseurs.
Marc Brincourt m’accueille au service photo par un…«Putain Didier, y’a un autre zing qui s’est crashé sur la deuxième tour… »
Guillaume et marc ont déjà fait le tour des agences pour faire le point, et appelé le bureau de New York. Romain Clergeat, le responsable du bureau est injoignable et Jean-Jacques Naudet est très inquiet car ses deux fils sont avec des pompiers. Ils réalisent un documentaire pour une télé américaine, et il n’a aucune nouvelle.
Je me plante devant la télé de mon bureau. Je suis fasciné, hypnotisé par les images qui défilent. J’ai l’impression de regarder une super production hollywoodienne…
L’entrée d’Alain Genestar, notre patron, me sort de mon film.« Did, nous devons avoir terminé le bouclage à minuit, au plus tard. A quelle heure seras-tu prêt ? »
«Vers… heu… 19 ou 20 heures… » (En fait je viens de lui répondre n’ importe quoi, car je suis toujours en mode spectateur et pas encore en mode rédacteur en chef.)
« Tiens-moi au courant… »
Je suis étonné par son calme et sa sérénité. Ca me rassure. Il faut vraiment que je me réveille.
Michel Chicheportiche, le directeur commercial de SIPA, va se charger de me faire revenir à la réalité. Il est le premier visiteur de cette après-midi historique. Une série de photos m’accroche. Je la glisse dans le dossier « propositions de couvertures ». Chiche repart et soudain je vois qu’une dizaine de vendeurs d’agences m’attendent dans le couloir.
Ma vieille amie de trente ans, la boule d’angoisse vient se nicher dans mon estomac comme pour tous les grands évènements d’actualité qui ont jalonné ma vie à Match.
Le deuxième vendeur me montre une série très proche de celle de SIPA que j’ai bloquée quelques minutes avant… Moins bonne, mais je ne peux la laisser filer à la concurrence. Je décide d’aller voir Alain Genestar.
« Regarde Alain, j’ai acheté celle-ci, à ton avis je dois bloquer l’autre ?…
Après un long silence, il me répond :
« La série de Sipa est une couverture possible, mais l’autre est beaucoup trop semblable. Bloque les deux… tu vas avoir ce genre de problème toute l’après midi, nous perdrons trop de temps si tu viens me demander mon feu vert, et je n’aurai pas toujours le temps de te voir. Donc tu as carte blanche pour les achats photos… » et il rajoute : « conférence de bouclage à 19 heures, nous avons 48 pages à boucler… à toi de jouer. »
C’était la première fois depuis le départ de Michel Sola en 96 et de Roger Therond en 99 que l’on me donnait une telle responsabilité.
Ma boule à l’estomac avait doublé de volume.
A mon retour au service photo je trouvais Guillaume et Marc complètement abattus. Ils m’annoncèrent que notre seul et unique ftp venait de rendre l’âme. Des centaines de photos resteront invisibles durant plusieurs jours.
Je dois l’avouer aujourd’hui, je n’avais pas réalisé la montée en puissance du numérique, d’internet et des moyens de transmission. Nous étions au XXIème siècle et j’en étais resté au XXème. Je plaide coupable…
La ronde des vendeurs s’accélère à un rythme infernal. Michel Chiche et François Caron firent au minimum une quinzaine d’aller retour de leurs agences à Match de 16 heures à plus de minuit.
Je ne regardais que les photos sans chercher à savoir qui des amateurs ou des professionnels les avaient faites. Soudain, je suis intrigué par une image. Dans les étages éventrés d’une tour, il me semble apercevoir des silhouettes…Je demande un agrandissement…Ce sont bien des hommes et des femmes, pris au piège, qui, terrifiés espèrent encore un miracle. Beaucoup d’entre eux feront le grand saut.
Dans la folie de cette après midi, je n’avais pas pensé à eux une seule seconde. Je me suis imaginé à leur place. Pour la deuxième fois je sortais du film que je regardais à la télé entre deux visiteurs d’agences.
Quand la première tour s’effondra, puis la deuxième une demi heure plus tard, un silence lourd et glacial tomba sur toute la rédaction.
Nous n’avions toujours aucunes nouvelles de Romain Clergeat et des fils de Jean-Jacques Naudet.
Vers 20 heures la conférence de bouclage commença dans la salle Roger Thérond. Roger nous avait quitté définitivement deux mois plutôt. Mais je suis certain que son esprit, ce soir-là était avec nous.
Alain, entouré d’Olivier Royant, son adjoint, et de Guy Trillat, le directeur artistique commença à regarder les dossiers photos que nous avions préparés. Alain choisit très vite plusieurs couvertures possibles. Il reprit quelques séquences que nous lui avions proposées, mais trouva aussi d autres idées de montage en rapprochant certaines photos sur la table gigantesque, qui depuis 1994 avait eu l’avant première des scoops et des photos qui avaient fait la gloire de Match.
Guy Trillat dessinait des doubles sur une page blanche et les annotaient. Petit à petit ce brouillon de « chemin de fer » prenait corps. Alain fit le compte des doubles pages…il y en avait beaucoup trop. Pour lui le plus dur commençait. A contre cœur il élimina certaines doubles, et concentra plusieurs photos sur d’autres. La balle était maintenant dans le camp de Guy Trillat.
Guy remonta dans son royaume, la maquette. 3 heures et quelques coups de gueule plus tard, 48 pages couvraient le mur et racontaient cette tragédie qui ouvrait ce nouveau siècle.
Sous la direction d’Alain Genestar, toute une équipe, Olivier, Guy, la rédaction en chef Gilles Martin Chauffier et Anne-Marie Corre, Guillaume, Marc et la jeune génération du service photo, Patrick Jarnoux, Marion Maertens, Catherine Tabouis qui au service info ont réalisé des prouesses en trouvant des histoires et des témoignages dans l’enfer d’un New York chaotique, mais aussi Michel Mainquez et sa joyeuse bande de la maquette, le bureau de New York, le rewriting, Pierre Reynes et son secrétariat de rédaction, les sténos, les motards, Daniel Gillon et son service des ventes, la fabrication, tous ensembles, nous avons relevé ce défi, ce genre de défi qui plaisait tant à Roger Therond.
Le mercredi 12 septembre à 13 heures les premiers exemplaires étaient en vente dans Paris, et le jeudi matin dans toute la France.
Résultats ; 1 600 000 exemplaires vendus. Ce numéro fait parti du top ten des ventes depuis la naissance de Match en 1949.
PS 1: Romain Clergeat a échappé de très peu à la mort après l’effondrement des tours. Jules et Gedeon Naudet s’en sont sortis eux aussi indemnes.
PS 2: Nous avons dépensé 2,5 millions de francs d’achats photos pour les deux numéros de Match racontant le 11 septembre (le deuxième s’est vendu à plus de 1,4 millions d’exemplaires).
Un de mes confrères d’un news magazine m’accusa d’avoir acheté tout et n’ importe quoi. La photo pour son journal ne sert qu’à l’illustration de textes, pour Match, la photo c’est sa survie…
Désolé, mais nous ne jouons pas dans la même cour…
PS 3: Et cinq ans après l’avoir quitté, ce journal, au sein duquel j’ai passé près de 40 ans, me manque terriblement…
Didier Rapaud