Une des conséquences inattendues de la pandémie du Coronavirus est le sort des éléphants qui travaillent dans l’industrie du tourisme en Thaïlande. Le New York Times, dans un article du 24 mars 2020, nous alerte sur le triste sort d’un peu plus de mille éléphants qui se retrouvent au chômage, faute de balade avec des touristes qui cessent de venir, ils font face au risque de retourner travailler à la coupe illégale d’arbres dans les forêts ou bien de mendier dans les rues de Bangkok, car le coût pour nourrir un éléphant peut atteindre 40 dollars par jour, l’équivalent de 3 fois le salaire minimum journalier des thaïlandais.
Ce que l’on ignore souvent c’est que la plupart des éléphants qui promènent les touristes en Thaïlande proviennent de la Birmanie. L’artiste iconoclaste Ai Weiwei a réalisé récemment un documentaire (Omni) en VR vidéo à 360 degrés sur les éléphants de Birmanie mis au chômage et vaguant sans but dans la nature depuis que le Gouvernement leur a interdit de travailler, ces scènes sont reliées ensuite aux images d’un camps de réfugiés Rohingyas au Bangladesh chassés de leurs villages en Birmanie, un témoignage particulièrement poignant sans musique ni commentaire, qui stigmatise un phénomène devenu commun dans notre monde actuel.
Ai Weiwei dit en particulier dans The Guardian en Janvier 2020 : « Je m’identifie aux éléphants. Il y a beaucoup de petits qui ont perdu leurs parents. Les éléphants sont comme les humains. Sans parents, ils ne peuvent pas survivre. Ils doivent rester avec eux jusqu’à l’âge de sept ans. »
Voici deux histoires de bébés éléphants racontés par le photographe birman Ko Myo qui s’est spécialisé sur le sort des éléphants, car la Birmanie, et en particulier la région des Karens, reste la source principale d’éléphants qui font vivre le tourisme thaïlandais et malheureusement aussi les braconniers qui alimentent le marché clandestin de l’ivoire et de la peau d’éléphant (pour la pharmacopée traditionnelle chinoise). Ko Myo qui est un habitué du Festival de Photographie de Yangon, a été récompensé plusieurs fois pour ses documentaires chargés d’empathie et d’humanisme sur les éléphants birmans. Lors de l’édition de 2019 du Yangon Festival of Photography (YFP) l’apparition de deux éléphants a frappé l’imagination des spectateurs dans le parc Maha Bandoola du centre de Yangon : jeunes et vieux se faisaient des selfies devant les grands tirages du « Dernier Eléphant » de Ko Myo, pour qui les éléphants de Birmanie sont menacés de disparaitre totalement dans 20 à 30 ans au rythme actuel du braconnage et de l’exportation vers la Thaïlande. D’autres se faisaient photographier devant le bébé Mammouth de Francis Latreille, un mammouth de 40,000 ans redécouvert en Sibérie à cause du réchauffement climatique. Le Mammouth congelé et les paysages enneigés de la Sibérie de Francis Latreille ont en effet apporté au public du parc une fraicheur bienvenue avec une température ambiante de plus de 30 degrés à la tombée de la nuit dans l’ancienne capitale de la Birmanie.
Selon Ko Myo, le monde aujourd’hui compte moins de 50 000 éléphants d’Asie à l’état sauvage. La Birmanie abrite l’une des plus grandes populations, bien que ce nombre ait rapidement diminué, passant de 10 000 à mille ou deux mille têtes au cours des deux dernières décennies. Les éléphants birmans pourraient être éteints d’ici à 2030 / 2035 en raison du braconnage, de la perte d’habitat et des conflits territoriaux entre humains et éléphants. La Birmanie est donc confrontée à un défi majeur pour la sauvegarde de ses éléphants : son taux de déforestation est l’un des plus élevés au monde et il est le deuxième pays le plus vulnérable face au changement climatique.
Ko Myo nous raconte l’histoire du bébé éléphant Mi Chaw. Un jour, des coupeurs de bambou qui travaillaient dans la jungle, ont entendu le barrissement d’un éléphant sauvage près de leur lieu de travail. Craignant une éventuelle rencontre, ils firent des bruits pour le chasser. Ils se sont rendu compte trop tard qu’ils avaient fait fuir une maman éléphant qui venait d’accoucher, laissant derrière elle son petit. Les villageois ont appelé le vétérinaire Dr. Myo Min Aung, membre de l’EERU (Unité d’intervention d’urgence pour les éléphants). Il a baptisé le bébé femelle Mi Chaw (« Jolie fille ») et l’a soignée comme si c’était son propre enfant. Orpheline, et privée de lait maternel, Mi Chaw souffrait de diarrhée aigue après avoir pris du lait en poudre, le vétérinaire a essayé en vain avec le lait maternel des femmes en lactation du village. Le bébé éléphant était trop malade et affaibli, il dormait dans la maison du docteur et les enfants du village venaient tous les jours le voir et le caresser. Au bout d’une vingtaine de jours en compagnie des humains Mi Chaw n’a pas survécu à la séparation d’avec sa mère naturelle. Le vétérinaire et les cornacs ont alors organisé un enterrement religieux conduit par un moine Bouddhiste qui a récité des prières de bonne action pour accompagner Mi Chaw vers l’au-delà.
Ko Myo raconte aussi l’histoire d’Ayarthu, un éléphanteau âgé de huit mois. À la suite du décès de sa mère aux mains de braconniers, Ayarthu s’est perdu et s’est aventuré près des habitats humains. Les villageois du coin l’ont signalé à l’office forestier pour le capturer et l’envoyer au camp des éléphants de Wingabaw. Dans le reportage de Ko Myo on voit les cornacs avec leurs éléphants domestiqués, les gardes forestiers et des policiers qui tentent de capturer l’éléphanteau Ayarthu à Nga Pu Taw, (en Irrawaddy, en août 2017). Ils tentent de le maintenir à terre après l’avoir capturé. Ayarthu est attaché à des poteaux et se débat avant d’être envoyé au camp de Wingabaw. La mère de l’éléphanteau a été tuée pour sa peau par des braconniers dans la réserve forestière de Nga Pu Taw.
Parmi les portraits des éléphants de Ko Myo il y a à la fois le portrait majestueux d’un éléphant domestiqué qui travaille dans un camp d’éléphants, et celui d’un éléphant sauvage, chef de son troupeau, dans une pause statuesque dans la jungle. Les plus dramatiques sont les portraits des éléphants sauvages tués par des braconniers, comme cette carcasse d’un éléphant à genoux presqu’entièrement dépecé. En même temps Ko Myo nous montre l’arrestation de deux braconniers avec les outils de leurs crimes, posant devant les morceaux de peau d’éléphant séchée, prêts à être vendus sur le marché clandestin de la pharmacopée chinoise qui y voit on ne sait quelle vertu thérapeutique.
Selon Ko Myo, au moins 115 éléphants sauvages ont été abattus par des braconniers au cours des cinq dernières années dans la jungle dense d’Irrawaddy, de la chaîne de Pegu (Bago Yoma) et dans la périphérie de la région de Yangon, avec un record de 59 victimes en 2017. Ce pic soudain a conduit à un soutien accru du gouvernement du Myanmar pour la protection des éléphants, ainsi que des organisations internationales telles que le WWF et des Organisations de Société Civile locales. Des campagnes telles que Voice for Momos pour interdire la vente des animaux sauvages (http://www.wwf.org.mm/en/yangon_wwf_today_list_page/) ont été organisées et une formation a été dispensée au personnel forestier, aux cornacs et aux gardes forestiers de l’unité d’intervention des éléphants d’urgence du Myanmar. L’augmentation des patrouilles anti-braconnage a conduit à 15 arrestations de braconniers en 2017.
Ko Myo documente aussi les destructions d’ivoire confisqué par les autorités dans la lutte contre le trafic. La cérémonie de destruction de l’ivoire d’éléphant confisqué et des parties d’animaux sauvages a été organisée pour la première fois par le ministère du Myanmar des ressources naturelles et de la conservation de l’environnement à Naypyidaw le 4 octobre 2018. D’après Ko Myo, au total, 277 pièces de défense d’éléphant d’une valeur de 1,3 million de dollars américains, 227 pièces d’éléphants et d’autres os d’animaux sauvages, 45 morceaux de peau, 1544 pièces de corne, 45,5 kg de peau de pangolin et 128 autres parties d’animaux sauvages confisquées au fil des ans ont été brûlées lors de la cérémonie.
Heureusement il y a aussi le joyeux portrait d’un jeune éléphant blanc rarissime, considéré comme sacré, qui est proprement baigné et lavé avant de recevoir le titre de « royal » et d’entrer dans une réserve spéciale du palais royal. Un éléphant blanc a même fait l’objet d’une guerre entre la Thaïlande et la Birmanie au 16e siècle.
Espérons qu’avec ces images de Ko Myo nous n’oublierons jamais notre pachyderme bien aimé, un géant de la nature, fidèle en famille, doué d’une mémoire formidable, l’incarnation du dieu Ganesh pour les Hindous, symbole de sagesse et d’intelligence, le saint patron des intellectuels, des étudiants et des écrivains. Au-delà du tourisme, du cirque, des zoos en ville, et au-delà de l’exploitation de l’animal dans les travaux forestiers, au-delà des réserves en Afrique (*) qui continuent de voir un grand nombre d’éléphants disparaitre, nous devrions réfléchir et revoir nos relations entre humains et éléphants dans une perspective de cohabitation harmonieuse entre le développement à la fois urbain et agricole et la protection de la nature, de façon à assurer une vraie longévité soutenable de l’éléphant.
Jean Loh
(*) Au Mozambique, dans la réserve de Nyassa qui est plus grande que la Suisse, la population de pachydermes serait passée de 12,000 en 2009 à moins de 4,000 en 2016. (Libé 30 Décembre 2019).
Ko Myo (Né en Birmanie, en 1978) a étudié la photographie à la Myanmar Photographic Society et a développé un intérêt pour le travail documentaire après avoir assisté à un stage au festival de photos de Yangon (YPF fondé et dirigé par Christophe Loviny). Depuis, il participe assidûment au Festival de photos de Yangon, où ses essais photographiques sont primés régulièrement. Son principal projet à long cours porte sur les éléphants du Myanmar, en particulier sur les conflits avec l’homme dus à la déforestation, au déclin rapide du nombre de la population des éléphants en raison du braconnage et au trafic croissant d’animaux sauvages et aux relations complexes entre l’homme et ces animaux sauvages.
Ko Myo espère contribuer à la protection des éléphants grâce à ses photographies pour sensibiliser davantage le public à leur sort et leur expliquer comment minimiser l’impact humain sur la vie des éléphants. Il espère que son travail suscitera une prise de conscience accrue du rapport crucial qui existe entre les humains et ces animaux en voie de disparition.
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