Contrairement à la plupart des démarches encyclopédiques amorcées dans la seconde moitié du XIXe siècle, construites sur un principe de collecte et de classement de données hétéroclites préexistantes, images rassemblées en fonction de critères esthétiques ou thématiques, les Archives de la planète apparaissent d’abord comme une entreprise de production, qui a fonctionné de 1909 à 1931. Comme l’affirme leur fondateur, Albert Kahn, banquier, philanthrope et pacifiste, la pratique directe du terrain par des opérateurs photographes et cinéastes en est un élément central : « Les études sur place me paraissent être le seul moyen de faire de la vraie géographie. Elles prendront toute leur valeur et produiront leur plein effet lorsque notre petite planète vous sera devenue familière ».
Derrière une homogénéité des supports (plus d’une centaine d’heures de films et près de 72 000 autochromes), les Archives de la planète présentent une réelle hétérogénéité, croisant différentes disciplines, influences, relations à l’ailleurs, types de récits… Ce projet s’inscrit en effet au cœur d’une époque complexe, charnière entre deux siècles, aux références multiples. Il témoigne d’un monde qui se modifie en profondeur, qui s’étend en même temps qu’il se contracte, rendant les lieux interdépendants. Banquier cosmopolite, qui spécule sur les mines de diamants d’Afrique du Sud et négocie avec les financiers de l’empire de Meiji, infatigable voyageur qui considère que l’expérience de la confrontation à l’ailleurs est nécessaire à la formation des jeunes diplômés, pacifiste militant qui assiste au redécoupage du monde par les grandes puissances européennes, Albert Kahn est, à de nombreux égards, acteur de cette mondialisation en marche.
Chez Kahn, l’expérience du voyage est centrale. En 1909, il entreprend un tour du monde. Il est accompagné par son mécanicien-chauffeur, Albert Dutertre, équipé d’une chambre stéréoscopique, d’une caméra et d’un phonographe enregistreur. Le projet est modelé par la volonté d’accumuler autant de facettes possibles de la réalité, une sorte d’archivage total. Même si Dutertre réalise quelques autochromes, Kahn découvre véritablement le potentiel de ce procédé lors des projections organisées par Jules Gervais-Courtellemont. Explorateur photographe, il propose depuis 1908 ses « visions d’Orient », conférences étayées par les images en couleur rapportées de ses voyages. L’impact de ces projections sur le banquier marque le véritable point de départ du projet, dictant sa mise en œuvre et son mode de valorisation. Les photographies réalisées par Gervais-Courtellemont n’ont rien du relevé topographique, mais résultent de mises en scène qui tendent parfois à la scène de genre orientaliste. Certaines d’entre elles viennent alimenter le fonds documentaire en germe (les premiers numéros d’inventaire sont attribués à des images acquises auprès de Gervais-Courtellemont), confirmant l’ambiguïté du positionnement « scientifique » postulé au départ. Les réalisations de l’explorateur-conférencier ont d’ailleurs longtemps servi de référentiel pour les opérateurs des Archives de la planète.
L’ensemble des images prises par les opérateurs, qu’il s’agisse des autochromes ou des films, a vocation à être projeté. Les projections constituent un élément essentiel d’un dispositif raffiné mis au point dans la résidence du banquier à Boulogne. Albert Kahn y entretient un dense réseau de sociabilité, composé de représentants de la sphère politique, religieuse, artistique, intellectuelle ou scientifique, venus du monde entier. Ces invitations en bord de Seine, le temps d’une journée, relèvent avant tout d’une entreprise de séduction : déjeuner, promenades au cœur du jardin, échanges intellectuels sans formalisme. Le jardin, composé des différentes scènes paysagères (française, anglaise, japonaise, mais également un marais et une forêt vosgienne) apparaît alors comme un lieu initiatique au sein duquel des essences, des fleurs, des règles de compositions, des ambiances aux origines diverses cohabitent pour produire un paysage harmonieux.
La déambulation est entrecoupée de projections de films et d’autochromes qui, dans la filiation de celles organisées par Gervais-Courtellemont, fonctionnent la plupart du temps comme une invitation au voyage (effets de couleurs et de lumière, éléments d’architecture remarquables, œuvres d’art et d’archéologie, scènes pittoresques…). La dimension spectaculaire inhérente à ce mode de diffusion n’est évidemment pas à négliger. Pierre Deffontaines, géographe élève de Brunhes, décrit les cours de son maître, insistant sur l’effet produit par les projections d’autochromes sur l’auditoire : « Elles [les idées] ne restent pas isolées ou théoriques, elles sont étayées d’exemples, ou plutôt de visions, car ce sont des visions que ces photographies en couleurs, si belles qu’on les applaudit parfois ». Le mot « vision » renvoie de manière explicite au registre sémantique utilisé par Gervais-Courtellemont. Séduire, toucher, émouvoir… pour éduquer.
Par la démonstration de la possible coexistence des diversités culturelles, le spectacle des richesses patrimoniales et des phénomènes naturels, Kahn touche le cœur et l’âme des invités. Cette dimension sensible, aiguisée par un processus immersif de plusieurs heures dans le site boulonnais, confère au message pacifiste défendu par Kahn une redoutable efficacité. Les collections de jardins et d’images se répondent et s’éclairent mutuellement, manifestant une volonté de restituer le réel selon différentes modalités. À l’objectivité supposée du travail d’enregistrement par l’image répond la tentative de synthèse poétique dans le jardin. Au-delà de la tentation d’embrasser le réel dans sa globalité, c’est finalement le principe de l’abolition de la distance qui est posé. Kahn rend le monde désormais accessible, à portée d’yeux lors des projections, à portée de main lors de promenades dans le somptueux jardin.
Valérie Perlès
Valérie Perlès est directrice du Musée Albert Kahn à Boulogne-Billancourt, en France. Ce texte est paru dans le numéro 1 de la revue Transbordeur.
Transbordeur – Photographie, histoire, société
Numéro 1 – Dossier « Musées de photographies documentaires »
Dirigé par Estelle Sohier, Olivier Lugon et Anne Lacoste
Publié par Editions Macula
236 pages
29.00 €