Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault :
Ne mélangeons pas tout, s’il vous plaît. Il n’existe pas un utilisateur des techniques photographiques ; mais une multitude, comme pour beaucoup, des technologies inventées par l’Homme à travers les âges. Il existe de nombreuses personnes qui peuvent revendiquer le titre de peintre, depuis Johannes Vermeer jusqu’aux peintres de bâtiments ou de signalisation de nos routes. Il en est de même pour la Photographie, depuis le créateur surdoué jusqu’au photographe anthropométrique, en passant par les photographes scientifiques. Le type et le mode d’utilisation n’ont rien d’honorifiques ou de dévalorisants, pourvu qu’ils soient utilisés avec compétence et, si possible, avec passion. Pour les photographes et pour mémoire, il y a encore peu de temps, la liste des diverses spécialisations ressemblait plutôt à un annuaire.
Comment expliquer l’évaporation des trois quarts de ces opérateurs photographiques compétents, sur les vingt dernières années. Alors que dans le même temps, le nombre d’individus revendiquant le titre de photographes s’est multiplié par dix ou par vingt, si ce n’est plus encore. Une enquête récente révèle qu’une grande partie de la jeunesse déclare que pour elle le métier de photographe est la meilleure profession. Quel paradoxe ! Que s’est-il passé ?
L’ensemble des technologies liées à la technique photographique a évoluée, nous dira-t-on ! Réflexion particulièrement grotesque pour tous ceux qui possèdent un minimum de culture photographique (mais si, il en existe encore quelques-uns). Depuis les débuts de la photographie, les nombreuses évolutions technologiques se sont succédé, en permanence, à un rythme plus que soutenu. Depuis la ligne de départ présumée avec le bitume de Judée et son sténopé jusqu’au capteur électronique multicouche et son faisceau laser, la corporation de la photographie en a vu des évolutions et des inventions de toutes les couleurs. Les vrais utilisateurs de la photographie étaient et demeurent des personnages avec de grandes facultés d’adaptation, d’une ingéniosité efficace et d’une curiosité quasi maladive. En résumé, ne rejetons pas si facilement l’origine de la crise sur nos matériels. Même s’ils deviennent très, voire beaucoup trop, sophistiqués et plus orientés vers une source profit pour leur fabricant qu’un outil vraiment utile pour leurs utilisateurs.
Le transfert du savoir s’est fourvoyé dans des chemins de business éducatifs dans lesquels le confort de l’enseignant et la rentabilité financière sont prioritaires. Les temps changent et il faut vivre avec. Certes, mais les processus intellectuels ne changent pas, sinon cela se saurait depuis assez longtemps. La formation à la maîtrise des savoir-faire se fait à travers un réel apprentissage. J’observe, je comprends, j’essaie, je corrige, j’adapte, je maîtrise, le tout, sous l’œil attentif et pédagogique d’un maître. Les œuvres n’ont rien à faire des théories fumeuses étalées sur un tableau noir ou surgissantes d’un écran vidéographique sans explication pour les égarements d’une réalisation. Quel que soit le prestige supposé du grand professeur et le montant exorbitant de la participation financière (qui, au passage, ne devrait être que symbolique si le professeur est si célèbre que cela !), A l’issue, le résultat ne sera pas au rendez-vous. La seule compensation rassurante, consiste à pouvoir apposer le nom du ou des professeurs prestigieux sur le curriculum vitae, comme seule garantie de compétence.
Les utilisateurs et acheteurs de la photographie ne sont plus les mêmes, qu’ils soient des professionnels ou des consommateurs. Le fonctionnement de nos sociétés (mondialisation oblige), détourne le comportement des uns et des autres. Il est patent que la forme a englouti le fond. La photographie de studio, pérenne sur papier, d’un bébé, d’un adolescent, d’un diplômé, n’existe pratiquement plus. Cette image-là est remplacée par un petit millier d’images réalisées avec un téléphone par n’importe qui et qui sont immédiatement éjectées sur des réseaux sociaux pour disparaître de l’environnement personnel. L’écran vidéographique éphémère a remplacé le buffet de la salle à manger et le mur du salon. La photographie industrielle de nos usines a disparu avec la désindustrialisation. Mais, essentiellement parce qu’une secrétaire avec son smartphone enverra directement sa prise de vue pour l’impression du dernier catalogue. Ledit catalogue souvent limité à un fichier pdf, lui aussi éphémère, sur le web. Si un photographe de presse se précipite sur un événement inattendu, il découvrira, en arrivant sur place, les images déjà publiées sur son smartphone. Un témoin malin aura filmé son voisin agonisant et expédié une image immonde (dans tous les sens du terme) au journal. Le rédacteur de service aura fait une « UNE » immédiate pour inonder tous les réseaux possibles et inimaginables. Ce type d’exemples est malheureusement valable pour tous les secteurs qui sont utilisateurs d’images. Plus personne n’a de respect pour ce photographe dont tout le monde rêve de faire son métier et dont certains anticipent même sur le terrain, sans un minimum intellectuel et sans scrupules.
A travers leur individualisme forcené et leur insouciance naturelle, les photographes laissent faire leur environnement sans aucune réaction salutaire. Il semble évident que la proclamation – justifiée – de certaines photographies anciennes comme des œuvres d’art a ramolli le cerveau de certains preneurs de vues (tous secteurs confondus) qui se voyaient déjà en haut de l’affiche. Nombreux sont les petits malins qui ont également profité de l’occasion pour enjoliver l’histoire et leur siphonner les revenus de leur travail et de leur créativité. Les photographes ne gagnent plus rien ; mais, ce n’est pas perdu pour tout le monde. Ce phénomène se trouve amplifié par une foule de personnes, totalement ignares en matière de photographie (tant au plan technique qu’au plan créatif) qui se baptisent photographes pour s’inviter dans ce même cheminement illusoire vers la gloire.
Tout cela est pathétique et particulièrement destructeur pour une technique qui tente de gagner ses lettres de noblesse, depuis peu de temps. Toutefois, chers confrères, regardons-nous honnêtement, nous sommes les responsables de la prolifération de toutes ces dérives funestes. Nous acceptions tout et n’importe quoi au nom de l’évolution et du progrès. Nos certitudes que notre parfaite maîtrise de nos outils assurait une continuité permanente de nos activités. Nos renoncements répétés par manque de courage et d’anticipation nous conduisent au fond du trou. L’ubérisation de nos métiers, la perte de nos droits fondamentaux, la tolérance de technologies dévastatrices, nous entrainent vers les enfers des nouvelles économies mondialisées.
« C’est le plus beau métier que nous aimerions faire » qu’ils nous déclarent nos jeunes. Manifestement, ils n’ont pas très bien compris la situation !
Thierry Maindrault. 11 août 2023